Monumental et intime

La lumière ne scintille jamais comme un ciel ébloui, une débauche éclatante venue du fond du cosmos. Elle perle des objets sans les voir et les révèle par le recoin le moins attendu, soumis qu’ils sont à la pénombre d’intérieurs étouffants. Rembrandt capte le surnaturel par les voies de l’artifice. Il impose son décor à l’histoire antique. Lorsqu’il est dehors, c’est toujours la lueur close sur elle-même qui donne à manger à la scène. Son graphisme nerveux et tendre s’est imprégné d’emblée des pressions éclairantes des couleurs. Il fait reluire la forme dans l’extrême finesse des détails et pourvoit à assumer l’espace comme une entité écrite par ces mille petits édifices. Chaque élément cousinant avec son prochain par révélation des blancs de la lumière sur lesquels, comme par défaut, se jugulent les aboiements du diable. Ils sont, par amour, assignés à résidence pour nous faire percevoir ce que le merveilleux du fond des âges garantit toujours à l’imagination humaine.

L’inconscient se subordonne à la conscience et dialogue avec elle. Ce n’est pas l’évitement, mais la multiplication des rencontres par touche légère, fine ou croustillante. Le langage apposé accroit les combinaisons formelles comme autant de vieux amis inséparables. Rembrandt peint comme un moderne éveillé qui a vocation à faire perdurer des chamailleries éternelles. Il observe son prochain non pas pour le représenter, mais pour lui accorder rétrospectivement les exploits de l’histoire. Il le regarde pour mieux le déguiser. Il le grime au couchant des gloires anciennes.

Ce faisant, c’est la singularité même de chaque personnage qui ressort. Le présent brut capte l’attention par la vivacité de la représentation. Les yeux, la bouche, la peau, la crispation des épaules délivrent l’être peint d’une figuration strictement mémorielle. Rembrandt ne fait pas un portrait. Il élabore une entrevue qui conjugue l’attrait des apparences, la force de sa vision et l’arrogance du passé. Ce dernier lui permet la distance qui crée la liberté.

Et c’est l’homme qui apparait derrière le turban, la tenture, les étoffes. Comme si les frimas l’enveloppaient de couvertures pour mieux le mettre à nu. Sa candeur désespérée, sa vivacité insultante face à la décrépitude, son étonnement devant l’évidence d’être en vie, son bonheur sensuel du moment, son rayonnement dans le malheur. L’être pétille par incandescence, l’esprit échauffé du rouge des passions. Tout est larme de braise, fureur emmaillotée de silice mordorée. Or pur qui blanchit dans l’entrelacs des plis et déploie ses élans amoureux sans illusions. L’apparition est brutale, irréelle et sans fard autre que ce débordement d’humanité. Et quand l’oriental se débusque lui-même à la vue de ses semblables, il reprend toutes leurs interrogations à son compte, mais ne donne aucune réponse. Il perçoit dans son propre étonnement à se voir ainsi l’oeil rivé sur ceux qui le regardent, la réalité qui s’épuise à le définir.

Chaque parcelle brille dans la pâte striée par les lignes du dessin. Rien ne semble pris au piège d’un rendu trop voulu ou lissé. La technique raffinée dont il se sert pour répondre aux commandes de portraits, officiels ou privés, arbore le poids de la matière. Il en jaillit une fontaine d’effervescence. Rembrandt parcourt le monde comme un nomade avide et bienveillant. Il décrit avec une veine renouvelée l’ébranlement de ses sentiments au contact des hommes. Et il les aime sans limites. Pas de distance qui vaudrait jugement de sa part. Les marques d’affection qu’il manifeste à l’égard de ses proches s’y retrouvent. Sa première femme, Saskia, est une flore resplendissante dans sa parure printanière. Elle est reine d’amour à l’allure éternelle. Et adorée comme il se doit, elle devient l’incarnat des plus beaux sentiments. Rembrandt la désire au point d’en faire une déesse, symbole de son attachement.

Peindre la femme aimée pour ce qu’elle est sera l’apanage de l’expérience. Hendrickje, sa seconde épouse, couve de ses yeux narquois et doux l’homme qui la portraiture. Dans cette intimité, se dit tout ce que ces deux êtres partagent : la complicité sensuelle, la tendresse et le respect, la reconnaissance touchante du bonheur que chacun procure à l’autre. Hendrickje veille sur Rembrandt. Ce dernier n’a plus besoin, pour lui prouver ses sentiments, de l’écarter du monde des vivants en la transfigurant en créature aussi belle qu’inaltérable. Il l’habille d’un manteau blanc confortable, un peu lourd et sans ornementations superflues. Elle le porte à priori pour se protéger contre l’hiver ou l’humidité potentielle d’un intérieur assombri par le temps pluvieux de la Hollande. C’est son unique luxe avec son collier et c’est celui du quotidien. Assise, elle trône néanmoins et laisse échapper de sa gorge entrevue le parfum d’une vie concrète raccordée aux désirs. Le manteau a accompli sa mission. Il n’a pas besoin de se perdre dans l’obligation d’être plus réaliste. Sa part d’abstraction et sa raideur confirment l’aura naturelle d’Hendrickje. La tâche sombre qui soulève son visage du fond du tableau la projette aussi vivante que possible pour mieux signifier l’impondérable de l’existence. Jamais Rembrandt ne fut plus densément humain dans la fragilité. La puissance d’Hendrickje est loin d’égaler l’éternité de la déesse. Elle est une simple mortelle.

Titus, le fils survivant qu’il a eu avec Saskia, se prête avec indolence et joie aux pinceaux de son père. Petit lecteur heureux qui remplit le tableau du haut de son corps. La tranche du livre pose la barrière d’une arrête lumineuse qui agite les tons sourds et gris du reste de la toile. Une tendresse mélancolique presque triste berce l’enfant. Les marbrures légères de la lumière incisent le visage. Le voile de l’amour paternel recouvre pudiquement les angoisses du père, mais ne peut s’empêcher de les exprimer. Sa vie inscrite au front du malheur par la perte constante d’êtres chers et les difficultés matérielles qu’il a rencontrées, n’ont nullement arrêté Rembrandt dans sa quête. Il y a puisé des forces supplémentaires pour continuer à témoigner de l’histoire des hommes mêlée à sa propre histoire. En gardant à l’esprit que sa quête serait plus précieuse dotée de son immense bonté.