Sacré Marcel

La fin du parcours de l’exposition Marcel Duchamp au centre Pompidou présente ce qui est considéré comme son oeuvre ultime et majeure, supposée singulariser et aboutir les recherches artistiques qu’il aura poursuivies sa vie durant : le grand verre. Une conférencière, débarquée avec un groupe de jeunes lycéens aussi perdus que perplexes, tente de leur expliquer en quoi ce grand verre est génial. Elle décrit l’oeuvre, tout bêtement. En bas, en haut, avec la barre du milieu. Les registres inférieur et supérieur donc et les inscriptions de dessins comme des décalques sur le verre nous renvoyant à des pièces antérieures créées par l’artiste . La matrice du mystère se résume à cela : un descriptif concret d’une absolue platitude, digne d’une publicité d’un grand magasin pour un canapé-cuir.

L’indifférence cynique érigée en posture artistique  avec la possession d’une intelligence hors-norme et strictement intellectuelle, tel fut le cheminement de Marcel Duchamp dans sa quête d’une voie autre que la peinture où il n’excella guère. Je laisse à ses admirateurs le soin de s’émouvoir de ce constat et de nous en révéler l’importance, à charge pour eux de nous faire néanmoins frétiller à l’aune d’une froideur cérébrale contingente d’un état profond de désensibilisation avancée. Il faut avouer que cette exposition essentiellement centrée sur ses peintures laisse songeur. Une telle figure « progressiste » de l’art dit moderne, révérée à l’égal d’un Michel-Ange pour son bidet inversé et autres babioles judicieusement détournées, doit se redresser dans sa tombe. Qu’est-ce qui a pris le centre Pompidou de présenter Marcel Duchamp au travers de sa production la plus objectivement ratée, c’est à dire sa peinture ? Si l’on souhaitait liquider son héritage artistique, il ne fallait pas s’y prendre autrement.

En art, les comparaisons sont plus ou moins justes et (ou) cruelles. Parti pris étrange, ses toiles sont accrochées en parallèle à celles de Böcklin, Matisse, Braque, Kupka, Kandinsky et Picabia. Il s’agit de nous restituer le climat dans lequel il a tenté de développer ses recherches picturales et artistiques. L’exemple de Böcklin est instructif en ce sens que ce peintre germanique détestait l’art français de son temps qu’il qualifiait avant Duchamp de rétinien, lui reprochant son pur formalisme. Et c’est cette raison qui le rendit intéressant aux yeux de Marcel. Malheureusement pour ce dernier, la toile de Böcklin présentée est d’une beauté toute rétinienne et assez éloignée des approximations hasardeuses et grotesques qu’il tenta à son tour.

Si l’on veut rester dans une stricte honnêteté d’observation, il faut bien admettre que sa volonté de faire de la peinture ne le mène pas très loin, hormis la reconnaissance de son labeur à tenter méthodiquement de trouver un biais qui lui serait propre dans le concert des fulgurances modernes qui jaillissent autour de lui et l’écrasent. A la suite de Böcklin, Matisse, Braque et consort enfoncent le clou implacablement. Il n’est que de voir son nu descendant l’escalier, terriblement arrêté et besogneux pour faire le constat général qui s’impose en regardant l’ensemble de son travail pictural : pauvreté des contrastes, platitude des volumes, « criardise » vulgaire des couleurs, absence complète d’inspiration, misère des effets, lourdeur de la matière aussi inerte que molle, passages défectueux. Du début à la fin de cette aventure, ça ne décolle pas. Il semble qu’il nous fut rarement donné d’avoir affaire à un artiste à ce point inhabité.

Si ce chemin parcouru est celui-là même qui sert depuis des lustres de mangeoire à penser la mort de la peinture, au moment où d’autres la feront exploser pour la régénérer de la plus belle des manières, on est en droit de s’interroger sur la pertinence intellectuelle des défenseurs d’une telle lubie. On peut se demander aussi pourquoi tant de gens répètent inlassablement en se persuadant d’être intelligent le discours obligé sur le génie posthume du divin Marcel, alors même que la plupart d’entre eux n’ont jamais été touchés le moins du monde par son oeuvre. Au fond, ils s’en foutent et à rebours complet du dit-discours, dans leur propre vie, ils se comportent et recherchent l’opposé de l’indifférence désincarnée. Et c’est plutôt souhaitable.

Mais le déversoir ininterrompu de commentaires depuis les années 60, la récupération permanente et perpétuelle adoubée par les officialités de tout poil, l’influence démesurée du personnage sur une bonne partie de l’art des dernières décennies interdisent tout bonnement de se confronter à lui et à son travail. Rendons grâce à Beaubourg, involontairement, de nous permettre cette occasion, afin de nous faire ressentir une dimension très particulière de notre temps : celle du vide sidéral accompli comme démarche artistique à part entière.