Le grand démolisseur

Si la frontalité est la grande affaire de la peinture depuis le début du 20ème siècle, Lupertz en est le continuateur et le chantre. Tout chez lui se mesure en direct, dans un espace qui ne cache rien. Les éléments s’offrent sans fioriture. Dés le départ c’est la couleur et quelques angles âpres qui donnent le ton. Loin de tout réussir, le peintre ne cesse de chercher. Un souffle épique habite d’emblée un grand nombre de toiles. Les casques deviennent une étonnante nature morte où rouges et verts s’accompagnent parfaitement. Le champ de blé mugit avec force et on ressent physiquement sa présence.

L’exposition, construite en commençant par la fin, nous précipite devant des formats souvent immenses, rebattus par les vents de la grande mythologie européenne et de l’histoire de l’art. Lupertz décode pour lui-même ce dont il s’empare du passé afin de combler ses obsessions picturales. Le pur hasard des accointances se marrie dans la texture des couleurs et des trouvailles visuelles qui sont la vraie raison d’être de la peinture. Un roulis d’éclats déformés, réinventés, structure les toiles. L’univers change et perdure l’invention à chaque marche de l’avancée du peintre. Aucune logique à priori et la grande surprise de s’apercevoir que Lupertz est beaucoup plus éloigné de l’histoire directe que ses confrères néo-expressionnistes. Et ce dernier terme n’est pas fait pour lui convenir. Il se joue des définitions et si le chaos attesté fait partie intégrante d’une vision allemande dont sortirait la lumière et dont il se sert, son approche directement jouissive de la peinture lui donne des airs baroques plutôt latins.

Comme Picasso, il vole ce qu’il veut et le réagence. Comme Picasso, il joue des coïncidences et brutalise les conventions pour dire ce qu’il sait devoir être réinventé, sans qu’il puisse le formuler de façon préétablie. Grand inquisiteur de l’espace comme lieu de connaissance et défenseur acharné du romantisme éternel de la peinture comme système de reconnaissance, Lupertz le libertaire a beaucoup regardé son aîné. Picasso est le dernier fils du grand courant classique de l’histoire de l’art européen. Son esprit bute sur une vision spatiale issue de la renaissance et dans ce sens sa confiance est absolue. Lupertz est fils de l’abstraction par fatalité de naissance et sa confiance ne peut se fier qu’à elle-même. Elle est strictement personnelle. La vision spatiale qui en découle demeure fragmentaire, comme le peintre lui-même le formule.

Il n’en va pas de même avec sa sculpture qui peut se mesurer aux antiques avec une puissance expressive et plastique impressionnante. A rebours d’une nouvelle tradition ayant évacué la figure humaine, Lupertz la réintègre comme axe central de ses recherches sur le mouvement et le volume. La couleur qu’il y badigeonne apporte un surcroît d’intensité. Charpentées comme des madones, ses figures de Mozart déboulent monstrueuses sur la place du monde et concentrent une folie charnelle digne du pire carnaval. Elles traînent dans leur sillage l’appel d’air des ombres de l’histoire. Aussi sensuelles que sinistres, attirantes par cette beauté, ces pythies contemporaines assurent malgré tout à l’homme, par delà l’ébranlement de son âme, la persistance de sa conduite et de sa survie.

Apôtre de l’humour, Lupertz ne se gène pas. Le plaisir qu’il trouve à nous déstabiliser par la force de ses créatures n’a rien de gratuit. Ce n’est pas l’esprit de logique et de sérieux qui le caractérise. C’est l’esprit d’indiscipline qui lui permet de se renouveler. Il refuse l’amnésie d’une fausse culture du progrès mais n’oublie pas ce qu’il doit bousculer pour exister à son tour. Il n’ignore rien du passé et incarne, dans le brouhaha désaccordé qu’est devenue notre époque, une possibilité d’existence où l’art reste un pilier incontournable de connaissance.