Sans l’ombre d’un bruit

Christof Yvoré est mort en 2013. Il avait 47 ans. Il laisse une oeuvre resserrée autour de quelques thèmes : des natures mortes, des coins de pièces vides, des rideaux, des semblants de façade. Une vie silencieuse, sans jamais la moindre apparition humaine, hormis quelques rares exceptions en début de carrière.

La représentation de l’homme est anecdotique dans l’ensemble de son travail. On peut dire qu’il rejoint la nombreuse cohorte des artistes qui ont estimé, dans la 2ème partie du 20ème siècle, inutile de vouloir encore se consacrer au traitement pictural des visages et des corps.

Mais à la différence de bon nombre de productions artistiques où l’homme est absent à tous points de vue, chez Yvoré, plus l’homme est absent, plus sa présence se fait sentir. Il n’y a pas mise à l’écart ou mise à distance. Il n’y a pas retrait mutilant d’une part de lui-même.

La caresse tactile de la matière sonne le passage de la main, de sa peau et de ses nervures reliées au pavillon général où l’esprit rassemble le corps. La lumière qui émane de ses tableaux exprime la plénitude des émotions vécues et tamisées au cours de la vie. Immobiles, sans passion autre que cet éclat incisé dans le relief et puisant à la source d’une observation renouvelée sur l’objet, ils restent classiques.

Christof Yvoré travaillait avec le temps, et plus précisément avec l’épaisseur du temps. Retiré, à l’écart des routes majeures de la création, loin du tumulte médiatique, il s’est accompli. Peu de grands formats dans cette quête d’un espace à la mesure de son obsession, où la moindre parcelle peinte a le poids de la densité; petits et moyens tableaux convenant à l’oeil dans la réception directe de l’image. Sa nécessité expressive, retenue, ne s’égare jamais en vains gestes expressionnistes.

L’ampleur d’une oeuvre se tient dans l’acceptation de son étroitesse et dans la succession des étapes qui renouvellent et développent un point originellement ancré et que l’acuité de l’instinct saura reconnaître comme signature majeure de la vision. S’y mêleront les dérives légitimes de l’existence, de la rêverie et des rencontres.

Peintre de l’effet minimal, mais pas minimaliste, situant l’embouchure d’un vase ou la collerette d’une fleur, Christof Yvoré perçoit le monde clos sur lui-même pour mieux l’ouvrir. A la fixité, répond l’espace d’un lieu, d’une pièce étanche, non pas fermée, mais conditionnée pour résoudre l’énigme qu’il se pose. Les rideaux parlent aux tables qui supportent récipients et bouquets. L’esprit se calfeutre pour sourire. Il tient à sa tranquillité pour mieux s’évader et rejoindre l’imaginaire des objets les plus simples. Les ombres sont formes à part entière et renvoient la lumière baigner les coins les mieux gardés. L’angoisse d’une oppression potentielle ne se fait pas jour. C’est la routine irréelle d’une magie sans miracle qui signe son intention. Poésie brute et sans affects autre que la puissance de révélation stricte de la peinture. Son écho n’est rien, ou bien un reflet substantiel de la chose vue qui dit cette chose.

Christof Yvoré cristallise l’essence d’une présence. Il sait que la peinture possède une mémoire et qu’elle peut l’aider à préciser comment rejoindre le monde sans le figurer hors de lui-même.

Ses natures mortes transpercent les ténèbres de l’actualité et viennent se poser dans leur simple apparat au centre du regard. Inconnues au bataillon tellement elles semblent décalées, elles bouleversent notre appréhension. Renversant les priorités établies, se faisant soudain familières, elles creusent une distance sans appel avec l’ordre du jour et défient les instances de classification. Elles se saisissent de l’opportunité d’exister pour recharger d’une clarté imprévue le fil coupé qui reliait les hommes à leur environnement immédiat.

En ce sens, la peinture de Christof Yvoré est unique et perdure puissamment dans l’esprit. Il est d’autant plus triste de la savoir définitivement arrêtée.