Un destin tragique

L’éclat vacillant des réprouvés, des inconnus reclus, des cabossés de la vie. Des âmes damnées réduites à la souffrance et aux enfermements, mais dotées d’une force singulière qui les conserve vivantes et leur octroie une possibilité d’exister hors de toute logique rationnelle.

Louis Soutter a passé une bonne partie de sa vie interné. Auparavant, il vécut en musicien. Puis ce fut le début de la dérive, les atermoiements psychologiques et la condamnation : inaptitude à la responsabilité de soi-même et l’horrible mesure de protection qui s’ensuivit, prise par la société pour se garder de sa propre démence. C’est la fin du parcours dans le monde ouvert. Une autre histoire va commencer, celle du graphomane dessinateur. Les soeurs, gardiennes de ses gestes, ne le verront pas d’un bon oeil. Mais les visites de personnalités proches, fascinées par sa production, les feront changer d’avis. Louis Soutter va pouvoir s’exprimer sans entraves dans l’espace de sa réclusion. Qu’ainsi privé de la plus élémentaire des libertés, celle de vaquer à sa guise, il se prépare à creuser dans le tréfonds de son être.

C’est un déroulé expressif sans interruption qui s’annonce et se confirme dans les années 20. Il puise en lui-même ses rêves et ses visions. Il dessine beaucoup à partir de tableaux d’artistes reconnus : piéta de Michel-Ange, visages féminins de la renaissance. C’est en nombre qu’on le voit représenter des monuments et des corps, des têtes, des visages, des motifs décoratifs qu’il retourne et fait vaciller sur leur trame.

Il utilise le crayon, l’encre, la gouache, parfois l’huile. Le premier supporte une grande partie de sa production. Louis Soutter lui fait camper des lignes  se brisant par l’emploi d’une estompe soutenue qui signifie la forme autant qu’elle la subvertit. Aucun dessin ne tient en place. Une course folle semble les animer. Un tournis graphique qui déboîte l’oeil et trouble la pupille. L’ébranlement est constant. On se croirait pris dans le ressac d’une mer déchaînée, avec l’effroi d’une nausée à venir devant la houle incurable. Les traits des visages et les corps se défont. Les immeubles sont flous ou semblent subir un tremblement de terre. Mais la désagrégation s’arrête à cette étape constituante. Désolidarisée de son centre, de guingois,  animée par la charge inconsciente de l’auteur qui a pris le pouvoir sur l’image, la forme renaît autrement, chargée d’une substance imprévue. Une déferlante fait ployer sous le sceau d’une nouvelle réalité les restes d’une vision antérieure qui fut classique dans son apparence. Aucune certitude ne tient plus et c’est l’expression même de cette condition que Louis Soutter arrive à transmettre.

Il le crie avec une rage obsessionnelle qui lui permet de survivre. Le néant de la conscience qui le taraude lui assure une force inégalée pour y faire face. Il nous renvoie à notre propre délitement, à notre peur de sombrer dans la nuit définitive. Le dessin rejoint l’écriture. Il transforme les livres, bouscule les récits et réinvente les histoires. Il couvre et recouvre frénétiquement les pages pour ne jamais perdre le fil de la mémoire. Il ajoute au palimpseste des mondes déjà connus son tressaillement intérieur en tentant de conjurer l’oubli qui menace.

Dans les grandes encres et gouaches noires qu’il entreprend à un moment de sa vie, le mal inexorable qui ronge a pris le pouvoir. Nous assistons au spectacle pantelant d’une fuite éperdue sans but d’individus décharnés. Les corps, réduits à une formule caoutchouteuse, se déplacent sans aucune consistance. Ils déambulent, parfois ricanent. Ils crucifient. Ils semblent défaits de toute responsabilité , de toute culpabilité. Il n’est plus besoin de se tenir debout face à soi-même dans ce sabbat halluciné. La souffrance se mêle au rire. Le sang ne coule pas, ou si noir. Le mal et son symptôme se confondent. La conscience se déchire et laisse le sillon de l’âme se noircir au bord du brasier. La folie règne et empêche toute identification. Les ombres portées sont absentes. La poubelle des consciences se remplit de la masse indifférente du nombre qui ne peut s’extérioriser. L’envers suprême de la rationalité est à son comble. La résistance ne fait plus partie des acquis de l’homme.

C’est une mort avant la mort qui guette et que Louis Soutter a très vite éprouvée. Démis d’une part de lui-même, il a lutté en exprimant par le dessin l’abîme des temps nouveaux, la déshumanisation d’un progrès paradoxal, asservi aux puissances techniques les plus désincarnées qui soient. Le destin moderne se révèle un cauchemar. Sans plus le moindre repère pour espérer conserver par devers-soi son intégrité psychique, l’homme est condamné à errer, tristement désaxé et accaparé par le malheur qu’il a contribué à déchaîner.