Femme et portraitiste 

Au 18ème siècle, la peinture est un art majeur et la maîtrise technique une obligation légitime. Tous ceux qui veulent faire profession de peintre se doivent d’apprendre patiemment et longuement dans des ateliers, auprès de maîtres reconnus. Il y a transmission d’un savoir par apprentissage en étapes successives.

Elisabeth Vigée-Lebrun a donc fait ses gammes avant de prendre son essor de portraitiste et avec tout le courage la caractérisant; femme dans un monde d’hommes régi par des codes sociaux et artistiques terriblement contraignants. Sa vivacité d’esprit, son entregent et son indéniable talent lui ont valu portes ouvertes et succès rapides. Malgré la révolution française, sa carrière ne s’est pas interrompue et les commandes étrangères ont largement supplée à la perte de sa clientèle hexagonale.

Le monde de la noblesse européenne défile devant nos yeux. Princes, princesses, duchesses et rejetons de bonnes familles cèlent le réel retenu de ce temps dans un décor sans autre solennité que quelques accessoires ou la nature pour cadre extérieur. Un divan moelleux, le bord doré d’une table exécutée par un grand ébéniste, l’espace majestueux d’une pièce d’un hôtel particulier. Nulle présence plus ostentatoire de signes distinctifs d’appartenance à la classe possédante n’apparaît dans ses tableaux.

Elisabeth possède cette capacité à instaurer un climat de retenue familière et bienveillante. Son empathie n’est pas feinte et sa propre intelligence pétille dans les regards de ses modèles. Pas d’autre épanchement que cet instant passé entre eux et lié sur la toile dans une conversation de bon aloi, où  les échanges ajoutent un supplément d’âme mais ne débordent pas du cadre imposé. Chacun peut s’observer avec le plaisir de se croire humainement équitable et doté d’une bonté simple et heureuse. La pointe sombre ou la lucidité triste, l’acrimonie ou la mauvaiseté ne font pas partie du vocabulaire de l’artiste. Il s’agit de rendre compte élégamment, de plaire sans le prouver, avec finesse et douceur. Les hommes sont posés, les mères dévoilent leurs sentiments maternels, les femmes sont spirituelles, sensibles et sensuelles. Elles jouent de leur carnation et de leurs attraits dans un concert feutré de couleurs parfaitement ajustées aux rythmes des étoffes. Le métier parle. L’image est réussie. La représentation officie la commande. Elisabeth déroule son talent.

Le pinceau parfois se fait plus raide. Le visage se fige. Au contraire, la baronne de Crussol incarne la quintessence du savoir-faire de l’artiste. Et soudain se rejoignent transcendés l’accord des couleurs entre le fond et le modèle, le rendu vivant de la personnalité, le balancement équilibré de la composition. Rouge et gris scintillent dans l’hymne rendu à l’art de vivre de l’ancien régime. Le raffinement est à son comble.

Elisabeth Vigée-Lebrun s’accommode des bouleversements sociaux et historiques sans que ses formules artistiques ne changent beaucoup. Seuls les vêtements nous renseignent sur la mode et disent le temps qui passe. Son attention reste focalisée par sa clientèle qui est toujours la même. Les effigies se succèdent et le chatoiement des apparences conclut le 18ème siècle autant qu’il l’incarne. La parenthèse enchantée va bientôt se refermer. Goya, David, Ingres vont perforer cette image et renouer avec le drame passionnel et interrogatif du 17ème siècle.

Elisabeth a peint une classe et rien d’autre. Si douée soit-elle, son art ne se situe jamais au-delà de ses représentations. C’est un moment suspendu de l’histoire qui se déroule sans anicroche, répétitif dans sa formule et électif par les aspects extérieurs des objets représentés. Si l’art de vivre s’est développé au plus haut niveau durant cette période, c’est par la singularisation des détails. Quant à l’art tout court, il pâtit logiquement de cette circonstance dans son expression et se retrouve bien souvent noyé sous les parades décoratives. Il faut à Chardin la simplicité de la nature morte reconnue comme genre mineur pour exprimer une pulsation spirituelle de plus grande ampleur dans ce siècle au si bon goût.

Elisabeth Vigée-Lebrun marque son époque avec brio, en ayant suivi jusqu’au bout sa quête artistique. Sa galerie de portraits pleine de charme raconte les intérêts privés de la noblesse. Elle ne raconte rien de plus C’est appréciable et limité.