Un œil au bord du gouffre

Marcel Bascoulard, exposé parmi d’autres en ce printemps 2015 à la Halle Saint-Pierre,  a vécu la quasi totalité de sa vie dans une ville moyenne de la province française : Bourges. Ancienne et assoupie, certainement étriquée et peu dynamique dans ces premières décennies du 20ème siècle. Le paysage alentour n’aura pas changé jusqu’à la révolution agricole et industrielle des années 60. Vieille campagne figée depuis des lustres. Des plaines, prairies et marais, des céréales, du bocage, de l’élevage. Toute une économie autarcique aujourd’hui disparue.

Dans ce contexte géographique et relié à sa propre histoire marquée très jeune par le traumatisme de l’assassinat de son père par sa mère, Bascoulard va développer sa pratique du dessin. Hanté par l’horreur, il ne pourra jamais s’intégrer. Sa confiance a été détruite définitivement. Il refusera de se couler dans le simulacre d’une vie sociale rangée. Il restera toujours en marge, méprisant les convenances et ayant un besoin constant de provoquer. Clochard berrichon à la vie tumultueuse et à la fin tragique, assassiné en 1978 par un vagabond, il nous a laissé une grande quantité d’oeuvres de facture réaliste et classique, à l’opposé des déguisements féminins qu’il réalisait lui-même en se mettant en scène et en se prenant en photo.

Si jamais le moindre témoignage de son existence ne nous était parvenu, il serait impossible dans la contemplation de son travail graphique de deviner les aspects délirants de sa vie. Nulle trace du plus petit affect de cet ordre quand il rend compte de ce qu’il voit et qui l’intéresse en tant que tel.

Employant l’encre de chine et la plume principalement, il s’inspire de Bourges et de ses environs dont il nous livre des vues d’une précision diabolique. Etourdissant de sureté dans la mise en place de ses perspectives, son œil dicte à sa main la parfaite retranscription topographique des lieux. Mais là où d’autres s’appliqueraient aussi bien techniquement, Bascoulard introduit un échantillon de détails dans le déhanché de sa plume. Il fait trembler les éléments et cristallise la vie comme un souffle immobile. Tout devient hypnotique et la raideur apparente du rendu se transforme en perception atmosphérique des sentiments. Une tristesse sourde carillonne dans l’entrelacs des plans criblés de coups de pattes qui noircissent à peine la feuille. Chaque élément ou groupe d’éléments est traité avec une minutie qui ne se répète jamais dans ses solutions. L’économie est la règle alors que tout fourmille. Rien ne se départit et l’ensemble ravive toujours les cieux arrêtés au-dessus des rangés d’arbres et de la plaine. L’encre se fait pluie, neige, crachin. Elle situe les objets avec énergie et divague dans leur définition quand ils se retrouvent ensemble. Comme s’ils devenaient transparents, percés par la vision du dessinateur, attisés d’un regain d’imagination pour mieux rêver d’une autre destinée que celle d’un strict réalisme sans âme.

L’homme est invisible et c’est presque par effraction qu’on s’imagine sa présence dans les éléments de composition du décor : la ville et le paysage campagnard immédiat. Bascoulard, dessinateur génial, incurable observateur, est une sorte de Friedrich du 20ème siècle de langue française. Dans son approche du réel, c’est la même source romantique de l’émerveillement qui s’exprime. Dans sa traduction, là où dieu chez l’allemand dépérissait au travers de la présence de moins en moins tenable des hommes face à la nature, Bascoulard ne lui accorde plus la moindre place. Et les hommes ont disparu. Ils sont devenus des fantômes. Reste la trace pétrifiée et pourtant vivante d’un temps où l’être humain habitait sa demeure, mais qu’il a déserté.

Bascoulard dépeint un monde en mutation qui va bientôt disparaître. Celui des faubourgs pittoresques, des résidus d’anciennes activités à l’orée des villes, des témoins architecturaux du moyen-âge et de l’église triomphante encore debout par mesure de protection. Dans son œuvre , l’homme est devenu inutile. Bascoulard, hors-norme, irréductible asocial, renverse les rôles. C’est lui qui marque sa présence au monde de la plus percutante des manières, par le biais de la création. Il renvoie ses concitoyens à leur anonymat, à leur imposture et à leur absence. Ils ne peuvent plus se relier à cette réalité directe qu’ils ont contribué à façonner. Ils ne savent plus où ils résident. Dessaisis de leur environnement, voués à lui tourner le dos, ils ont congédié sa beauté et sa puissance d’évocation. Ce que Bascoulard leur rappelle par l’intermédiaire de l’art. Mais pris dans cette triste figure d’une modernité désincarnée qui s’annonce, ils ne tarderont pas à bâtir sur les plaines marécageuses de Bourges et dans les anciens pourtours de la ville, des zones commerciales et industrielles célébrant la société de consommation, le béton et l’artifice.

Seuls Bascoulard et ses vues dessinées resteront comme témoin d’une solitude perceptible qui nous renvoie à la notre et qui nous éclaire sur un temps précis de l’histoire. Eloignée des canons attendus de l’art moderne, sa production graphique est exceptionnelle par sa qualité. Son apparence réaliste et située dans un milieu provincial ne l’empêche nullement de nous raconter l’instant du basculement entre une société ancestrale demeurée comme telle et sa fin annoncée. Une nostalgie douce et rêveuse s’attache à chacun de ses dessins et nous apercevons Bascoulard, moins perdu que jamais, serpentant dans le lacis des vieilles venelles ou campé dans les prés proches. Boulimique âpre au bonheur de saisir le réel sur le vif et oublieux des origines. Du traumatisme de l’enfance, il chemina comme il put, sauvé par son monde intérieur transfiguré en art, mais définitivement à l’écart du reste de la société des hommes.