Fou comme Poussin et pourtant. Cependant qu’il incarne les pas du bon goût dans un chemin à l’allure toujours éternellement établie. Celle du classicisme. Il en est devenu bien malgré lui le symbole parfait autant qu’ennuyeux. L’archétype du sérieux intellectuel en peinture.

Et pourtant, en effet. Se poser devant la moindre de ses toiles , sans être un expert en références bibliques ou mythologiques. Et cavaler des yeux à perdre haleine dans l’ordonnancement ahurissant de paysages grandioses, ouverts ou fermés. Pris à témoin, presque par surprise, du drame intime des hommes.

Poussin, respectueux des règles, n’est pas très orthodoxe. Il n’est jamais là où on l’attend. Il se sert des apparences créées avant lui, mais son caractère entier lui joue des tours judicieux qui l’amène à nous raconter des histoires balisées dans un contexte invraisemblable. Exemple des sept sacrements, des histoires de Moïse, d’Elezier et Rebecca……

Personne pour croire à de tels arrêts sur image d’individus parfaitement calés les uns par rapport aux autres dans un dédale de plans conjugués au cordeau et saisis dans l’acte ultime ou fondateur du drame écrit. Il faut être cinglé pour tenter cette aventure. Ou doté d’un esprit si exigeant que l’intellect s’incarne au plus haut niveau d’affermissement de la pensée prise au corps. Et devient sensation. C’est sa grande trouvaille, son graal. Il ne brigue rien tant que de pouvoir dérider les idées, leur donner la couleur de la vie sans renoncer à en exprimer l’essence. Son esprit est cartographique et théâtral. Il résiste à toute effusion formelle et refuse de plier à l’air ambiant. Celui du baroque environnant qui boursoufle ses ébats picturaux de figures tournoyantes en multiples poses inutiles et répétitives. Il s’agit de maîtriser l’espace à la perfection sans l’ombre d’un faux mouvement. Poussin se donne sans compter à cette besogne aux airs martiaux qui ne souffre aucun hasard. Il n’a pas le choix. Sa vision s’impose à lui-même. Il est absolument unique. Personne pour le suivre si ce n’est de nombreux émules français vidant de sa substance sa raison d’être pour ne garder que son décorum.

Poussin n’est pas psychologue. Il met en scène l’histoire des hommes. Il ne leur accorde pas d’importance en tant qu’individus. Nous sommes loin de Velasquez et de Rembrandt, plus légitimement accessibles par ce biais. Poussin est plus rêveur, plus poète. Plus affilié à développer une vision personnelle totale qui n’appartiendrait qu’à lui et où l’espace de la peinture rejoint le paysage de manière aussi réaliste qu’abstraite. Il prend la nature à témoin pour se relier aux hommes en leur racontant une histoire qui les rassure. Il déchiffre pour eux en langage intelligible par l’image l’aberration de leurs comportements depuis la nuit des temps. Il calme leurs angoisses en inventant la fausse éternité du paysage classique, bardé de ruines et de signes symboliques précis. Si important soit-il, l’homme reste un pion, un élément de la mise en scène. Il ne prend jamais le pouvoir sur l’ensemble. L’ensemble est un espace à la grandeur sans limites. Celle de l’imaginaire. Tout peut s’y croiser dans l’éclat des couleurs. Et les couleurs persistent à chamarrer l’ineffable d’une logique implacable dans l’agencement des plans. Et c’est là qu’il risque l’assèchement, l’esprit arc-bouté à jauger de l’ultime et parfait cadrage dans un délire perfectionniste complet.

Mais son âme est embuée de douceur incorrigible, d’empathie éblouissante dans le rendu même de la violence, de naïveté presque comique. Il reste muet d’admiration jusqu’au bout lorsqu’il regarde la nature. Et le temps passant, l’homme se recroqueville de plus en plus au profit de cette dernière. Son malheur devient anecdote, petite histoire dans le bain majestueux des salves de verdure qu’il nous sert avec gourmandise. Sa passion du feuillage et des arbres, des frondaisons, des collines proches et des lointaines montagnes, de l’eau toujours calme des lacs, des tempêtes et des éléments déchainés, de leur combinaison parfaite. Il n’a de cesse de convertir les spectateurs à son amour de la nature. Cadre épique qu’ils traversent pour s’épancher, toujours prompts à ne regarder qu’eux-mêmes.

Au travers de cette passion, sa leçon est celle d’un moraliste. Et la série des quatre saisons du Louvre l’attestent parfaitement. Sans cette nature, l’homme n’est rien. Mais il n’existe, ne vit et ne meurt que par la volonté indifférente de cette dernière. Heureusement, sa morale n’est pas celle d’un prétendant à régir les consciences. C’est celle d’un individu épris profondément de sa liberté de créer. Cependant qu’il faille le lieu qui dote l’élan intérieur d’un écho profitable. Et c’est la nature qui l’offre. Et c’est ce que Poussin tente de nous dire encore et toujours. Il ne peut y avoir de création et la liberté qui lui est prescrite sans nature. Et par nature, il entend cet espace immense modelé par les millénaires et la géologie, recouvert de végétaux, d’eau et de minéraux et habité par les hommes et les bêtes. C’est ce réservoir incommensurable qui préserve l’homme d’une définitive sécheresse spirituelle et humaine. Poussin l’a pressenti très vite et l’a mise à profit de la plus fervente des manières.

Comme tous les grands peintres de son époque, il était certainement chrétien par adhésion culturelle. Mais la corde intérieure par laquelle son regard se posait sur le monde et qui le reliait à ce même monde, disposait d’emblée en son sein d’une réponse aux grandes interrogations existentielles. En tant que peintre, le spirituel est acte de création et révélation de cet acte par surgissement de l’image. En quelque sorte, dieu préexiste à dieu et l’autonomie du langage pictural assurée par la matière protège l’imaginaire du dogme. Poussin ne s’est servi de dieu que pour croire en lui-même. Et s’époumoner, jamais rassasié, à honorer sur la toile la vertu patiente et valeureuse des contemplatifs devant le spectacle de la nature.