Le grand naïf inspiré

L’exposition du musée d’Orsay consacrée au Douanier Rousseau a pour objectif de le présenter au milieu de ses contemporains. Son influence plausible rejaillit sur certains d’entre eux. D’autres rapprochements paraissent plus hasardeux. Henri Rousseau est une des énigmes les plus fascinantes de la naissance de l’art moderne. Sa reconnaissance supposée auprès de Picasso et de ses amis, sa célèbre phrase (apocryphe ?) faisant de lui l’égal de l’espagnol ont affirmé sa légende.

Des portraits, des autoportraits, des vues de la banlieue, une marine, une nature morte, les nombreuses jungles et d’autres toiles encore dont la guerre. Le Douanier Rousseau a touché à tous les genres de la peinture , avec plus ou moins de bonheur. S’affichant sans prétention, mais néanmoins affublé de ses attributs de peintre, il brigue son statut d’artiste. Il est incapable d’emphases, trop peu conscient de ce que pourrait être l’enjeu purement social de la reconnaissance. La puissance plastique de ses figures acquiert pourtant une monumentalité dans la représentation qui est saisissante. Détachées du fond comme par miracle, elles jouissent pleinement de l’espace. Taillées en bas-relief dont les angles s’aiguisent par l’emploi de couleurs mates et saillantes, elles perforent la surface. Ce qui n’empêche pas la platitude de rester l’enjeu central de sa peinture. A la suite des découvertes de Gauguin et des nabis, Henri Rousseau participe de cette remise en question de la perspective issue de la renaissance. L’emploi par nombre de peintres de la photo dans une course au réalisme le plus grotesque qui soit, le besoin des besogneux de sucer jusqu’à la moëlle des règles édentées pour se justifier sans penser, la suffisance des officiels, l’énoncé social d’une domination bourgeoise par accaparement d’une tradition, ont fini par mettre en doute ces principes devenus routine et carcan.

N’ayant guère étudié la science de l’espace perspectif, Henri Rousseau eut l’instinct de pressentir qu’il pouvait s’en passer pour peindre. Son génie par défaut se situe dans cette situation. Heureuse nouvelle qui ouvre des enchainements invraisemblables que l’on n’a pas fini d’épuiser. Une grande part de l’histoire picturale du 20ème siècle trouve sa justification dans la frontalité. Il n’est plus besoin de bâtir de faux décors alambiqués pour exprimer ses visions. On laisse cela au cinéma. Joignant le geste à la parole, Henri Rousseau a produit. Nanti de cette faconde primitive, sa réaction se distingue cependant de celle de ses contemporains. Ces derniers ont une conscience aigüe de leur volonté. Il s’agit de mettre à bas un immense édifice pour conquérir autre chose qui resserrerait l’art et l’esprit. Le Douanier Rousseau n’a pas ce degré de conscience probable et garde par devers-lui une naïveté profonde. Il se relie plus précisément à la pensée magique, à la poésie éternelle de l’expression juste.

Dans ses toiles, se noue la crispation de la vie. Les drames du quotidien dans la calèche ou le long du parc en promenade, la dérive dans une banlieue réduite en miniature. Il souhaite peindre ce qu’il voit. Il a aussi envie d’inventer, de s’emparer d’un autre imaginaire. Il rêve le monde comme un désir d’orient et de nature tropicale, exotisme, jungle et savane. Sa force lui donne cette capacité de projection qui peut faire la réussite d’un tableau. Dans la guerre, il reprend l’image d’un personnage incarnant la mort et ses désastres chevauchant un cheval, les deux jambes du même côté. S’il est incapable de peindre correctement selon les canons ancestraux de la représentation classique, il réussit parfaitement à instiller un climat de terreur et d’angoisse dans cette figure au ricanement ravageur. L’effroyable réalité nous est renvoyée sans ménagement et la naïveté supposée accorde un supplément de puissance dans l’expression générale. Les couleurs, froides, pâles, creusent un peu plus l’impression d’horreur que la scène nous offre. Nous sommes loin de cette image de joyeux drille qui raconte, pinceaux à la main, ses drôles de lubies. C’est au contraire tout l’éventail des sentiments qui se reflète.

Si cette toile est unique, Henri Rousseau entreprend un nombre considérable d’oeuvres autour du thème de la jungle. Beaucoup sont regroupées pour l’exposition. Des animaux stylisés, proies et prédateurs, antilopes, buffles, tigres, panthères, lions, apparaissent plus ou moins dissimulés dans une débauche de verdure luxuriante. Cette dernière envahit tout au point de tarir bien souvent le sens de l’espace. C’est le risque d’une stricte platitude qui menace et ne permet pas que se devine un autre langage, plus mystérieux et plus incarné. Le style est présent, recopié, démultiplié. La magie ne suit pas. Elle cale devant la répétition des motifs. On peut comprendre ce qui fascina les contemporains, amateurs, marchands et collectionneurs. Mais la plupart ne possédèrent que la marque et non l’esprit.

Devant la charmeuse de serpent, on se dit que son premier propriétaire, Jacques Doucet, eut le meilleur goût. La toile explore les recherches du Douanier Rousseau, mais fait mieux que cela. Elle libère un angle du ciel dans la nuit qui se reflète en suivant le chemin que fait la flûte par le léger sortilège de sa musique. Nous ne l’entendons pas, mais nous sommes totalement sous son charme. C’est elle qui nous tient parce que la musique se fait entendre et brouille notre regard qui n’est plus circonscrit par la seule représentation. Quand l’image tend à prouver qu’elle est plus que ce qu’elle semble dire au premier chef, nos perceptions se dédoublent. Et nous voguons dans un instant qui nous rend l’univers moins opaque. La charmeuse de serpent nous accueille au son d’une nature avec laquelle nous sommes réconciliés. Le but de l’existence ne se pose plus. Il suffit de tendre l’oreille en regardant la toile et aspirer à l’unité qui devient le miroir offert. Rien d’autre ne pourra suggérer cette quête. C’est le sommet de l’inconscience qui gazouille avec les cieux et accorde la réussite parfaite. La charmeuse devient icône. Elle hante les rebords du monde et se propulse dans le bestiaire universel de l’art. Son ombre rejaillit sur les autres jungles, mais point de salut pour ces dernières.

Le Douanier Rousseau semble encore moins maîtriser son acuité mentale que ses contemporains. Ses toiles restent en rade ou triomphent. Mais il n’est pas certain qu’il sache le comment du pourquoi. Le style est là dont la postérité a fait son miel. Nous oublierons les petites vues de banlieue et les nombreuses jungles trop remplies et trop plates. Quelques tableaux extraordinaires suffisent. Henri Rousseau a tenu le cap d’une volonté existentielle d’être peintre et de croiser la gloire en intégrant l’histoire de l’art.