Le funambule des terres brûlées

Dans la collection de l’abbaye d’Auberive exposée ce printemps à la halle Saint-Pierre, peuvent se voir quelques oeuvres de Zoran Music : son souvenir des camps de la mort revisité par la peinture et la gravure et un autoportrait en vieillard.

Rescapé de Dachau, Music se réinstalle à Venise en 1944. Il y peint la ville et ses environs, les montagnes siennoises et le Karst semi-désertique. Aucune trace apparente d’un vécu immédiat terrifiant ne se laisse deviner dans ses toiles. Se saisir du réel pour recommencer à exister après le cauchemar. Réapprendre à regarder autour de soi et accueillir le miracle de pouvoir de nouveau contempler le monde. Pour se réapproprier sa vie, Music a expulsé son histoire. Face à la nature, il oublie pour mieux se reconstituer. Mais la mémoire n’oublie jamais l’homme. Elle est curieuse de le voir évoluer, à charge pour lui de porter son fardeau qu’elle lui rappelle toujours. Et l’oubli creuse sa tombe. Il répercute dans les dédales du cerveau ce qu’il souhaite tenir caché pour survivre. Il meurt toujours de son propre silence qui finit par éclater et rendre gorge.

Les paysages délavés de Music portent l’ombre de cet oubli qui suinte malgré lui. L’expérience a fait place nette. Il ne peut plus y avoir de commune vision des choses après la vision vécue de l’innommable des camps. L’éclat blafard de la torpeur méditerranéenne brûle les paysages et blanchit la lumière. Elle se farde des pénombres colorées des gris, des beiges, des bleus, des jaunes et des ocres. Les hommes, armés de gestes ancestraux, circulent avec les troupeaux maigres de la survie. L’inexorable, l’attente, la répétition millénaire les accompagnent et brident leurs mouvements d’une lenteur débonnaire. Dans Venise perdue au milieu d’une lagune devenue fantomatique, Canaletto et Guardi n’ont jamais existé. Le carnaval a été congédié depuis longtemps. Les silhouettes rasent les murs ou disparaissent dans leur apparition même au bord des fenêtres. Ne se dressent que les parois des demeures vénitiennes. Inaudibles au coin des canaux, parures dépouillées de leurs attributs, elles bordent l’espace d’une allure décatie, oscillant comme des pierres taillées depuis tant de siècles que plus personnes ne les habite. Venise est morte et c’est ce qui lui permet d’être encore debout. Présente comme une empreinte qui rejoint le limon scarifié des montagnes alentour. Là gît le secret d’une éternité qui est celle de la mémoire de l’artiste, impavide dans sa beauté et son horreur, dévoilée par sa propre expérience des camps d’extermination nazis.

Se tenir au bord du précipice, scruter les lointains en les inscrivant comme une forme impossible à traduire, floue, résiduelle, perdue pour les détails. Music explore les accidents de la matière en ne se souciant jamais des arrêtes que prennent les lignes pour s’exprimer et recentrer les plans. Son oeil semble observer l’horizon comme un aveugle ébloui par le soleil, les halos de chaleur et les nuages de poussière. Avec lui, le paysage prend un tour inusité. L’horizon est sujet central d’une rencontre entre deux mondes devenus irréels : le ciel et la terre, l’azur immobile et l’aride rocaille. Jamais forme ne fut si peu affirmée. Music peint ce qu’il voit comme un rêve éteint depuis longtemps, une strate oubliée de la mémoire, une pliure écrasée entre deux terme sans relief, un évènement non identifié.

Et pourtant, son regard perce les murs les plus épais. Rien ne résiste à son aveuglement et cette force du flou qui le tient pulvérise paradoxalement tous les horizons pour nous renvoyer des images hissées sur un seul plan. Comme si l’abîme se creusait en toute immobilité, sans fond. La réalité glisse fatalement sur la surface et ne retient plus rien. L’énoncé byzantin d’une frontalité qui fut l’un des creusets culturels du peintre précède la mise en scène. Ne s’engouffre plus que l’immensité des mémoires perdues.

La forme finira par se diluer à mesure de l’oubli primordial. Le peintre n’aura plus d’autre choix que d’affronter son histoire pour ne pas se perdre lui-même. La série « Nous ne sommes pas les derniers » surgira au début des années 70. Coup de tonnerre artistique qui semble rompre avec les oeuvres antérieures. Les apparences sont trompeuses. La continuité n’a jamais cessé pour qui sait voir le silence fracassant qui perdure depuis le début et dit d’autant mieux le drame. Ce n’est que la réappropriation par cette nouvelle série qui change la lecture de l’oeuvre pour lui donner une ampleur inédite. C’est une qualité supplémentaire, essentielle dans l’écho qu’elle renvoie pour la suite qui se déroule sous le sceau de ces images effrayantes. La connaissance est devenue riche d’une expérience atroce qui est le seul moyen d’accorder à la conscience la force de s’y confronter. Et c’est l’extraordinaire apport de Zoran Music. Il nous oblige à regarder et intégrer à la connaissance universelle le génocide perpétré par les nazis par la seule véracité de sa peinture. La transmutation picturale devient richesse et réaffirmation d’un possible humain malgré la catastrophe. Mais ce possible humain est porteur d’un massacre futur. Nous sommes donc instruits et mis en garde. La défaite de l’esprit produit des monstres. La seule victoire de l’esprit qui refuse de couler est le constat de cette défaite. C’est le désespoir comme seul viatique d’une résistance vouée à l’échec. La disparition annoncée qui devient trace indélébile inscrite à jamais marque toute l’oeuvre de Music.

Derrière les variations nombreuses qui figurent la suite de sa carrière, il se recentre de plus en plus autour du portrait : le sien et celui de son épouse Ida. Ne plus rien attendre que cette gangrène du temps pour rejoindre les pierres et la décrépitude que les hommes s’infligent. Ces portraits ne mesurent pas la vacuité de toute entreprise humaine, ni ne délivrent un quelconque rébus sur l’âme et ses mystères. Ils portent témoignage d’un fait avéré qui ne regarde que la peinture : celui de dire le présent sans que ce dernier puisse se prévaloir de sa qualité intrinsèque. Il se dépasse par principe. En fixant la mort toute proche, Music l’éloigne sur un axe intemporel qui abolit les évènements. La peinture dit le passage et relate. Elle se fait chambre de résonance en brouillant les repères qui instruisent notre rapport au temps. Music a eu ce pouvoir de décrire un instant clé de l’histoire qu’il a vécue lui-même et de l’inscrire, série parmi d’autres, hors de toute anecdote. En lui permettant d’acquérir une dimension qui dépasse l’évènement, il permet à l’évènement de s’abstraire du temps figé du présent.

Le vieillard, accaparé par sa conscience, n’a pas renoncé à vivre. En se représentant, il se place toujours au centre du monde dans sa dignité et sa fragilité. Sans avoir besoin de forcer le trait, sans aucune parade et sans être tout à fait dénudé, il dit avec une émotion impalpable le miracle de sa simple présence. Cette présence signifie que le temps ne compte plus. C’est l’intemporel qui triomphe. C’est la plus grande leçon que la peinture puisse donner.