Une femme peintre au tournant du siècle passé

Il est difficile de savoir comment l’art de Paula Modersohn-Becker aurait pu évoluer si elle n’était morte si jeune. De sa brève carrière, il nous est montré une très belle sélection. Une foule incroyable d’influences se conjugue dans ses tableaux. Le retour à la nature, à une forme de simplicité originelle quasi primitive se manifestent en elle au contact des colonies d’artistes du nord de l’Allemagne.  A Worpswede comme à Pont-Aven un peu plus tôt, on vient chercher une ressource nouvelle, un ailleurs qui ne soit pas entaché par la corruption de la société industrielle et capitaliste. On fuit, d’une certaine manière, pour espérer réinventer un autre paradis, un lieu chargé d’une spiritualité protectrice, à l’abri de la laideur ambiante.

On risque fort de tourner en rond. Ce que Paula Modersohn-Becker a ressenti très vite et qui l’a incité à de fréquents séjours parisiens. Elle s’y gorge d’expériences tout en découvrant les avants-gardes artistiques en cours. Cézanne et Gauguin la retiendront plus particulièrement, mais aussi les nabis. Tous ses tableaux peuvent se rattacher à ces influences, souvent combinées, inédites, retournées, réinventées. L’art primitif alors en vogue, dans son hiératisme et sa présence mystérieuse, se retrouve dans son travail. La naïveté un peu brute avec laquelle elle compose souvent ses images rejoint celle du Douanier Rousseau, notamment dans ses portraits.

Paula avale tout et recrache avec un entrain sidérant. C’est une force de la nature exceptionnelle qui peint des quantités de tableaux en un laps de temps record. Artiste prolixe qui ne semble jamais en panne d’inspiration, son catalogue raisonné compte plus de 700 toiles, alors qu’elle est décédée à l’âge de 31 ans. Elle eut donc une carrière de peintre aussi intense que brève.

A ce point de connexion délirant d’inventivité que connut l’esprit artistique en cette fin de 19ème siècle, il était épaulé par une capacité énergétique phénoménale. Les mouvements s’enchaînent, s’ajoutent, se contorsionnent, se répliquent d’une rive culturelle à l’autre, se combattent parfois ou s’ignorent sans pouvoir s’empêcher de se regarder. C’est un foutoir ébouriffant qui règne sur l’Europe artistique à l’orée du 20ème siècle. Le rejet des académismes porte ses fruits pour ceux qui auront eu ce courage et la lucidité de savoir inventer autre chose. L’histoire les consacrera.

Paula est morte avant d’avoir pu vivre le privilège de l’étape qui suit le temps de la formation et des influences à digérer. Pourtant son oeuvre reste et nous touche. Ses toiles véhiculent une force plastique prégnante, crue, violemment colorée et toujours habitée. Rien chez elle ne se trouve enjolivé ou trop subtilement fabriqué. Chaque tableau porte la marque d’une observation pleine et entière du sujet peint. Mais toute la charge de ses sentiments prend possession de la peinture et s’y inscrit. Il semble que son coeur déborde dans une abondance d’empathie où se mêlent l’amour, l’angoisse, la peur et la joie, le désir et la jouissance de vivre, les contrariétés et les tristesses. Tout est trop vrai dans ce déferlement pour ne pas être juste. Et l’équilibre miraculeux des toiles se construit.

Paula Modersohn-Becker assène sa puissance sans mesurer ce que reçoit le spectateur en contemplant son travail. Sa quête la dirige là où sa vision la mène sans qu’elle ne puisse être consciente à l’avance de ce qu’elle fera. Dotée d’un regard amoureux qu’elle pose sur le monde, elle risque l’expression d’une bienveillance profonde au moment où l’expressionnisme allemand affichera souvent une acidité grinçante.

Il n’y a rien de mièvre chez elle. C’est un carnet intime qu’elle peint sans pudeur, mais sans exhibitionnisme non plus. Bien avant cette vague récente de l’intime comme exutoire incontournable de la création, elle puise directement dans son quotidien et son entourage de quoi alimenter son interprétation des sujets classiques de la peinture. Prise elle-même au centre de ses recherches, elle se représente vigoureusement et s’attache à ses traits avec autant de curiosité introspective que d’envie d’expérimenter. Ses débats intérieurs, ses épreuves, ses états d’âme nous accueillent comme un récit pictural qui invente un nouveau langage et croit en son temps. L’archaïsme formel, la représentation plus poussée des évènements de la vie privée (songeons plus tard à Picasso), l’expression pulpeuse de la couleur, l’étalage des sentiments deviennent symboles de la modernité en art.  Ils accompagnent la création de l’artiste comme supports pour explorer de nouvelles voies et rejeter les anciennes recettes.

Inscrite dans ce sillage qu’elle-même trace, Paula Modersohn-Becker croise encore, plus d’un siècle après sa disparition, les contours de l’art et de la peinture. Par une volonté inassouvie de s’observer, de s’interroger et de comprendre qui elle est, elle devance toute autofiction. Se nourrissant d’elle autant qu’elle se goinfre de tout ce qui peut l’enrichir, elle peut jouer des 2 tableaux sans s’assécher. Et cette âpreté naïve garde chez elle une fraîcheur inaltérable dépourvue de toute ambition calculée.

Ce qui fut révolutionnaire en son temps ne l’est plus. Se peindre, se représenter restent intemporels dans le procédé. Tourner autour de soi comme une mouche obsédée par un seul pot de miel, c’est risquer l’étouffement. Perdre de vue cette juste articulation entre sa personne et le monde est la pire erreur qui guette ceux qui ne retiendraient que l’égo comme base renouvelable d’une création à venir. Ne pas avoir honte de s’émouvoir et de s’attendrir, tout en possédant la force nécessaire sans risquer la complaisance. Ce que fit Paula Modersohn-Becker pour développer son oeuvre. Elle eut, par sa triste fin, la chance peut-être de ne pas connaître les horreurs de la première guerre mondiale. Mais qui sait si elle n’aurait pas su y répondre en sublimant les drames pour y ajouter sa force de connaissance et son humanité ?