La grandeur du paysage

Comment reconnaître aujourd’hui, entre échangeur autoroutier, parking de supermarché et zone pavillonnaire ce que furent les paysages d’Ile de France peints par Pissarro ? Il ne nous reste plus que l’évocation d’une histoire campagnarde du labeur et ces villages à flanc de coteaux dont la pierre crémeuse reflète si bien les humeurs du temps. La nostalgie douloureuse d’une époque encore épargnée par l’urbanisme sauvage et violent du 20ème siècle s’attache à ses tableaux comme un rêve romantique sans souillures. Mais c’est notre regard qui parle en son nom et non celui du peintre, sans qu’il puisse imaginer le futur des lieux qu’il peignit.

La beauté évidente, gourmande et assurée qu’on ressent devant ses toiles sonne l’heure de gloire d’une représentation du paysage initié au début du 19ème siècle. La liberté de ton dans le rendu atmosphérique par l’emploi d’une touche colorée délivrée des carcans académiques s’affirme complètement au contact de la nature. Le travail en atelier n’intervient alors que pour parachever l’expression du ressenti sur le terrain. Avec les impressionnistes, l’apogée du paysage pour lui-même condamne à l’histoire ancienne les lubies romantiques et sublimes que les anglais initièrent. Quelques décennies auparavant, ces artistes utilisent le paysage comme décor et écho de la chute et de la rédemption. Il est perçu en tant que champ d’application du geste héroïque. Il est serviteur de l’histoire. Il n’est pas encore élu pour lui-même, mais son caractère pittoresque disparaît petit à petit. Avec les impressionnistes, il devient le héro principal et relègue au rang de simple silhouette la présence humaine. Elle n’est plus que support au même titre qu’un tronc d’arbre ou qu’un pan de mur pour exprimer l’essence spatiale sélectionnée par le peintre. Mais Pissarro ne s’empêchera pas dans d’autres toiles de focaliser son attention sur les paysans, les petites gens des campagnes, les décrivant dans l’exercice de leur métier. Que ce soit d’ailleurs comme simple silhouette ou comme sujet principal, c’est toujours, semble-t-il, le peuple en activité qu’il dépeint. Ses opinions anarchistes ne pouvant pas ne pas le rendre sensible à leur condition.

L’Ile de France au 19ème siècle, comme la plupart des campagnes françaises, offre une variété de points de vue qui reflètent le lent apprivoisement de la nature par les hommes. Diversité des essences dans les haies, les boqueteaux, les allées et les chemins couverts, les bois et les vergers, au gré des collines, des vallons et des plaines. L’eau des mares, des étangs, des rivières ponctue la nature de taches claires, vertes, bleutées ou plutôt sombres selon les expositions. Le bocage est toujours présent et les divers bâtiments agricoles, les jolies propriétés, les églises parsèment la vue de bases plus ou moins anciennes qui disent l’ampleur de l’histoire.

Pour un peintre, c’est le rêve. Tout est possiblement beau en soi et constamment varié dans l’offre visuelle. Une quantité de détails, d’obstacles, d’éléments révélateurs de plans, de distances, d’accroches dans l’espace permettent la construction picturale. Si l’on plonge lointainement selon l’angle choisi, il se creuse entre l’horizon et le premier plan une succession jamais monocorde d’événements plastiques qui s’enchaînent et cadencent le champ visuel. Pissarro n’aura que l’embarras du choix. Sa chronique de peintre raconte les lieux dans tout l’éclat de leur diversité. Mais c’est bien dans ces associations jamais répétées entre l’arbre massif, le pommier en fleur, l’ombre sur le labour, la cour de ferme entrevue, le bord scintillant de la rivière où se mire le coteau opposé, le reflet de la vache broutant la prairie que jaillit la toile. La lumière d’Ile de France claque comme un drap blanc immaculé dans l’échancrure du ciel. A moins que le temps couvert ou la froideur de l’hiver n’obligent l’atmosphère à respecter des tons plus sourds. L’arbre de décembre accompagne la remise dans la boîte des verts que la nature déploie habituellement avec splendeur et foisonnement. Les marrons, les gris, les noirs prennent la relève. Mais si le soleil découpe soudain la couche nuageuse, il redonne au champ labouré des préludes dorés presque printaniers. Pissarro est un agenceur redoutable qui marrie avec une égale justesse le bâti et le végétal, le buisson compact et le vieil arbre sinueux. l’air se propage sans que l’unité ne soit rompue. Dans ces années de triomphe impressionniste, c’est la tendresse langoureuse, la majesté simple, le désir expressif qui caractérisent ses paysages. Un sentiment d’éternité crépite dans cette simplicité du quotidien paysan que rythment les saisons. Les vues parisiennes, Rouen et les ports de Dieppe et du Havre ne dérogent pas à la règle et subissent sa loi rigoureuse de la construction qui sous tend chaque toile tout en s’effaçant derrière le rendu atmosphérique serré et lumineux. Rien d’autre ne compte et chaque élément n’existe qu’au service du propos décrit précédemment.

Le talent de Pissarro semble inaltérable et renouvelle sans le bouleverser le sillon pris par sa peinture. Avec les années, cette dernière prend une tournure plus matiériste. Elle se fait moins moelleuse et se risque aux empâtements en couches superposées. La lumière est accrochée par une rugosité affirmée. La rêverie douce des débuts cède le pas à une stylisation plus abstraite. Découvrant à son tour les recherches pointillistes de Seurat et Signac, Pissarro va poursuivre cette exploration à titre personnel dans le petit village d’Eragny en Normandie où il s’installe durant plusieurs années. Ses thèmes de prédilection ne changent pas, mais sa palette s’éclaircit. Elle se retrouve sous le contrôle d’une volonté plus intellectuelle de traduire les sensations devant la nature. Cette orientation qu’il assume ne provoque pas de ruptures, mais donne à ses toiles une identité plus impersonnelle, plus mécanique et corsetée. L’imprévu que son tempérament créateur lui réserve est mis en sourdine jusqu’à un certain point. Heureusement, la force de caractère de Pissarro l’oblige à combiner et ses toiles ultimes réservent toujours à l’oeil les surprises tendues par le meilleur de l’acte pictural.

Pissarro n’a pas eu les faveurs des exégètes de la modernité, à la différence de Cézanne. Pourtant, son évolution vers des empâtements confinant à l’abstraction toujours plus poussée du sujet représenté est un trait caractéristique développé par bon nombre d’artistes du 20ème siècle. Il établit les bases d’une expressivité de l’opulence picturale tout en restant attaché à la mesure des sentiments subordonnés au fait de la peinture. Il ne déborde jamais du sens de l’observation. Courtisant les expérimentations pointillistes un peu sèches, tentant de mettre au premier plan de ses tableaux des personnages qui restent rigides, il n’est au meilleur de lui-même que face au grand large de la nature, plus ou moins modifiée et agencée par l’homme. L’égal traitement des éléments est le secret paradoxal de la beauté singulière de son art. Le point de vue peut être rapproché ou lointain. Pissarro joue avec la lumière en oubliant l’armature symbolique. Il lui permet d’envelopper les formes sans avoir à les décrire en les illustrant. Ces dernières restent nimbées d’une toison intemporelle qui les relie sans autre intention que ce dévoilement miraculeux.