La puissance et la tendresse

Valentin de Boulogne, artiste français immigré à Rome, est un émule direct du Caravage. La leçon de réalisme et de contrastes de lumière de ce dernier lui sert de base pour développer son expression artistique personnelle. Ses premières toiles reprennent les thèmes récurrents du grand peintre italien et ses ordonnancements rapprochés de personnages appointés les uns à côté des autres dans des cadrages resserrés. Les visages s’opposent, se font face, se regardent de biais. Les atmosphères sont lourdes de sous-entendus caractériels, d’intérêts divergents et de violence latente. Le portrait qu’il façonne de l’un de ses premiers protecteurs précise sa technique de la représentation, son attention à l’homme et la présence plastique du modèle. La sobriété des effets, la force de caractère, la distance due au rang social, mais aussi révélatrice de l’intelligence aigüe du personnage, rendent compte d’une maîtrise d’un langage et de son originalité. Valentin ne dépasse pas l’inventivité formelle du Caravage. Il en adoucit la brutalité par une utilisation moins contrastée des ombres et des lumières. Il se fait plus directement réaliste. Là se situe sa marque personnelle, la différence majeure qu’il va développer ultérieurement. Son âme ne se tourmente pas repliée sur ses angoisses mortifères. Il n’est pas crédule au point d’oublier les turpitudes humaines qu’il met en scène. Mais ses compositions ne cherchent pas à exprimer une quelconque complaisance à leur égard. Valentin est un quêteur de paix dans un monde violent. Il ne perd jamais de vue que derrière l’expression des passions se cachent des êtres. Il refuse de les peindre pour elles-mêmes.

Dans la deuxième partie de l’exposition, on perçoit son évolution prendre ses distances avec ses débuts caravagesques et se recentrer vers un classicisme qui correspond mieux à son tempérament. Jésus chasse les marchands du temple avec autorité. Il émane de lui une grandeur retenue, une assurance intérieure dans le geste. Il n’est pas nécessaire d’être plus violent pour parvenir au même résultat. La charge du personnage suffit sans besoin d’exaltation.

Les couleurs deviennent éclatantes. Les deux saints présents qui proviennent du château de Versailles en sont la parfaite illustration. Dans des tons chauds presque stridents, le rouge vermillon de l’habit de Saint-Mathieu, mâtiné d’un léger bleu en arrière plan répond au bleu adouci mêlé d’ocre de celui de Saint-Marc. Une chaleur humaine sidérante semble transparaître des deux hommes et communique à leurs visages une expressivité extraordinaire. La lueur du temps passé et des épreuves reconnues n’atténuent en rien leur foi vibrante et terrienne malgré le doute qui les taraude. Aucun aspect anecdotique dans la touche que Valentin brosse avec une fermeté et une précision qui définissent la forme. Le cadrage illustre le classicisme pour les besoins de la cause. Ceux de la vision que porte Valentin et qui s’exprime avant tout par une attention première vouée à chaque individu représenté. Au-delà du saint, c’est l’homme qui ressort.

Le malheur et l’horreur des persécutions n’ont nullement besoin d’une mise en scène théâtrale. Ces dernières sont vécues au même titre que n’importe quelle action humaine. Attendant leur martyr sans bien comprendre ce qui leur arrive, les figures des saints restent interloquées et presque curieuses de la suite des évènements. Comment se fait-il que les deux hommes soient attachés de tout leur long sur cet établi en bois ? En évitant tout effet extérieur à ce qu’il ressent profondément, Valentin ne dramatise pas inutilement. Il nous rend d’autant plus palpable l’exercice prochain de la violence à l’encontre de ces deux malheureux Processus et Martinien.

Dans bien des toiles, Valentin prend à témoin le spectateur et le rend complice de son propre regard. Un personnage, toujours, s’extirpe de la scène et le fixe dans l’action. Le temps s’abolit. Les sentiments se rejoignent et l’émotion nous étreint. Le peintre s’adresse à celui qui se croit seul contemplateur de la scène devant le tableau. Il l’attrape en coin pour lui signifier sa vertu. Que n’est-il pas actif au point de croire que cette invention ne le concerne pas directement ? Il est l’obligé d’une illusion qu’il doit comprendre parce qu’elle parle de lui. A l’opposé du Caravage qui se joue des hommes pour mettre en scène leurs passions, Valentin puise dans l’alphabet des passions pour parler de chaque homme. Son réalisme, intense, extrait chaque être de l’histoire pour lui permettre de vivre sa propre histoire. Ses rêves transcrivent le décalage du quotidien et de sa trivialité féroce, ses actes petits et grands, ses misères, ses tensions, l’attente du merveilleux et la fatigue triste d’un renoncement à venir.

Le petit peuple est le héro principal. Le regard tendre et attentionné de Valentin, baroque dans sa mise en scène, est réaliste dans son attention. Il est le premier avec Ribera et les frères Le Nain à donner la parole aux humbles. Il offre à la peinture une dimension nouvelle. En faisant le portrait des plus démunis, son réalisme parle directement aux spectateurs. Le filtre symbolique qui les maintenait à distance a disparu. Il permet à chacun de se projeter dans ses tableaux et de s’y reconnaître.

La fin de l’exposition montre ses concerts. Chaque musicien s’accorde à l’assemblée générale sans conscience d’en faire partie. Il est perdu dans ses pensées. Rêveur éternel d’un ailleurs que la musique peut lui apporter pour échapper au réel qui lui colle à la peau, de par ses origines et son rang social. Mais rêveur tout de même qui perçoit sans le savoir que sa part d’humanité la plus précieuse est ce qui le renvoie à lui-même au gré de ses pensées. Irréductible à tout embrigadement s’il est capable de cultiver ce qui le distingue de tous les autres, mais justement acquis à cette faveur miraculeuse qui le rapproche de tous les autres. Doté d’une intériorité qui n’appartient qu’à lui grâce à la vision du peintre, il déploie dans la lumière qui dessine son regard perdu la quête impossible de l’accomplissement.

Valentin est révolutionnaire dans une prose classique. Il est parti de la fureur mythologique et religieuse pour aboutir au réalisme le plus juste qui soit. Celui qui décrit les hommes au plus prés de leur singularité. Avec lui, chaque être devient unique. Son empathie miséricordieuse débusque au bout du pinceau la saveur poétique indéchiffrable que recèle tout visage.