Peintures et dessins d’Emmanuelle Belleville

 

Emmanuelle Belleville se sert du pastel gras et de l’huile pour peindre. Ce sont ses deux médiums de prédilection.

 

Si on trouve beaucoup de paysages dans son œuvre et une série autour des mains sur le visage, on remarque un grand nombre de toiles et de dessins dont les titres ne nous permettent pas de les classer dans une catégorie reconnue de sujets. L’artiste promène ses intérêts en de multiples lieux sans chercher à épuiser un motif en particulier.

 

Au gré d’une inspiration dont elle ne détient pas consciemment le secret, son désir s’embarque à décrire des agapes de couleurs inattendues. Ces dernières induisent l’efflorescence de formes souvent dégradées en lamelles de petits points, par couches superposées, par explosion douce de la matière. Il y subsiste des éléments plus compacts, des aplats qui font songer à de grands lacs, des barrières colorées qui s’interposent comme des aurores boréales ayant migré vers le sud. La froideur se réchauffe. Les rouges et les roses se rétractent tout en s’étalant. Le jaune pâlit à la vue du bleu et du vert, orgueilleux et gonflés d’importance au contact des gammes chaudes qui paissent paisiblement dans les parages.

 

Tout change rapidement et la peinture se fait fluide, venteuse, gazeuse, bourdonnant au-dessus des contingences classiques de disposition spatiale. Elle murmure, dans un souffle doucereux et lancinant, l’ébauche du creusement de la lumière. Elle lui donne place comme forme à part entière, imbue de ses prédispositions à révéler, pour la peintre elle-même, la substance de ses recherches. Emmanuelle n’avance pas en ne sachant pas ce qu’elle fait. Elle tâtonne en misant sur l’éclat de toute la gamme que l’arc en-ciel lui accorde.

 

« Mais il faut conjuguer la tempête ? » a été peint en 2021. Format carré de petite taille (40 x 40 cm), il possède une densité de rouge, de mauve et de rose tempérés par l’arrivée froide de bleu et de blanc, porteurs de la lumière. Le sombre se fait chaleur et le clair refroidit l’atmosphère. Le grain de la toile affleure par endroit et souligne la finesse de la texture. Des tâches de couleurs éparses, des traînées de peinture légèrement apposées viennent condenser l’accord des plans. Un visage affleure au milieu sans plus de précision. Une décharge mauve lui brouille les traits, envahit l’œil tout en fixant la composition verticalement à partir du bas. L’ensemble se met à respirer alors que tout se ressert. Les contraires engagent la conversation sans s’écharper. La figure se définit puis s’altère au profit d’éléments picturaux indéterminés. Elle est subordonnée à la peinture. Elle n’existe pas hors de sa matérialité colorée. Ou du moins, elle se confond avec elle.

 

Dans un tableau prénommé « La maison verte », une salve d’air s’engouffre avec toute sa verdeur sous une sorte de auvent qui abrite une pierre posée à l’angle gauche de la composition. Cette pierre se tient en retrait de l’espace principal qui voit s’agiter des nuées insaisissables. Le rouge orangé de l’auvent renforce le caractère immatériel des boursouflures de l’air, agitées du vert/jaune d’herbes folles ou de tout autre chose en suspension. Rien ne résiste et tout s’accorde. « Masque-rivière », œuvre plus petite, bruisse de la même cadence tempétueuse qui bouscule tendrement la maigre stabilité du bas du tableau. Son équilibre est compromis. Les fondations se dévissent. Malgré tout, il y flotte une poésie de premier jour de printemps, rêveuse et insondable.

 

Chaque toile d’Emmanuelle se joue de ces agencements plus ou moins expressifs, chamboulés et sourds à toute interprétation trop littérale. Le sujet se voit éventé, détourné, dilué dans une antre de couleurs qui lui corrode sa symbolique et sa constitution. La peintre édifie des surprises visuelles qui égarent le spectateur. Elle construit en défaisant. Elle ne peint pas l’hiver de Poussin ou l’avalanche de Turner. Elle projette l’asymétrie de sa vision dans un improbable ballet de flaques et de filaments déposés sur le support, comme autant de signes sensibles servis par ses intuitions.

 

Elle n’en oublie pas cependant l’esprit premier d’une toile qui est de créer une image et qui se sert d’un objet pour la bâtir. Emmanuelle a sillonné l’histoire de l’art. Ses goûts pour la fin du 19ème siècle, parmi symbolistes, nabis et autres apparentés, se retrouvent en se télescopant sur bon nombre de ses toiles et de ses dessins- Un clin d’œil à Vallotton, entraperçu dans un couple enlacé, solarisé de vert et d’orange, un personnage indéfini tiré du souvenir d’une toile du côté de Bonnard ou Vuillard, des instants intimes perlés de lumière saturée, recroquevillés en petits formats épris de couleurs chaudes- Emmanuelle énonce ses emprunts comme tous les peintres amoureux de leur médium. Elle ne copie rien, elle s’inspire. Et par ce fait même elle noue un acte sur la surface du tableau : non pas strictement réinterpréter ce qu’elle aime et qu’elle a élu dans le corpus des maîtres anciens, mais bouleverser sa propre conscience de ce qui l’anime. Elle croit en une connaissance accumulée dont elle se sert pour aller à sa propre rencontre, sans vouloir que le chemin ne soit trop explicite. Ses surprises visuelles citées précédemment s’adressent d’abord à elle. Elles lui donnent l’occasion d’une plongée dans la couleur, dont elle badigeonne ses sujets.

 

Le thème des mains sur le visage ou cachant le visage se répète à de  nombreuses reprises dans ses derniers pastels gras. De petite taille, ces dessins n’en possèdent pas moins une présence exceptionnelle. Des lignes verticales strient de haut en bas la feuille. Quelques contours, quelques arrondis décrivent ce qui a l’allure d’un crâne plus que d’un visage. La mise à nu de la chair, du cuir chevelu ébrèche la tête et sa carapace. Des orbites ou de simples traces nous fixent sans nous voir. Un accablement ébloui, tuméfié de verts, de bleus, de marrons barbouillés exprime son humaine condition. Des cris silencieux, des larmes sans eau s’étonnent d’être pris dans l’étau relâché des mains et des doigts qui les emprisonnent sur le devant de la scène. Avec ces membres dressés et fragiles qui tentent de cacher ou de protéger la figure, Emmanuelle nous laisse entrevoir ce qu’elle peut dévoiler sans en perdre la saveur. Elle se sert de ce sujet éprouvant pour espérer le jaillissement de la couleur à l’orée du papier. Le fond se retrouve dans la même effusion. Le dessin, délicat, subtil, raffiné n’est plus seulement la ligne définissant la forme. Il est masse chromatique à part entière.

 

Avec le pastel gras, Emmanuelle s’affranchit sans le perdre du contrôle qu’elle donne à son expression. La couleur dessine et imprime ses visions. Elle rend compte d’un accomplissement dans son emploi qui témoigne de la maîtrise de l’artiste, autant dans ses moyens que dans sa créativité.

 

Paris, février 2023