Les photos de Thierry Sauvage se regardent en triptyque ou en quadriptyque, selon la volonté de leur auteur. On les contemple, non pour elles-mêmes, mais accordées entre elles, comme les tableaux flamands et italiens du temps jadis mêlant plusieurs histoires dans un même cadre.

 

L’oeil se saisit de l’ensemble, passe d’une image à l’autre, s’arrête sur un détail, reprend son souffle et continue de scruter. La question de savoir ce qui relie ces photos ne se pose pas d’emblée, comme si une magie particulière nous faisait admettre leur coexistence sans besoin de se justifier.

 

Zoom sur l’herbe folle en suspension, puis lointain encadré par un talus ensoleillé qui renvoie l’ombre du premier plan soutenir la composition. La géométrie est parfaite, dans un équilibre qui n’a rien de statique et l’air circule au point d’imaginer le photographe emmitouflé pour lutter contre la vigueur du froid. La troisième image se regarde comme un entre deux qui rapproche le détail et l’ensemble, marqués par la césure lumineuse des herbes en bataille.

 

Les photos de Thierry associent grand angle, largeur de vue et précision du gros plan. Étonnamment, si le ciel est chargé de nuages, la lumière claque toujours comme un soleil dardant ses impacts millimétrés pour révéler l’insolite d’un élément concret que personne d’autre n’aura vu. L’œil implacable du photographe cadre et ne laisse rien au hasard du flou ou de la rencontre fortuite. La spontanéité d’une vue volée au détour d’un chemin ou d’une rue n’a pas sa place ici. Tout semble étudié au pas du temps et d’une technique hors pair habituée à se jouer des angles architecturaux les plus rébarbatifs.

 

Thierry aime la lumière au point d’en gorger par défaut les zones les plus sombres de ses compositions. Son noir se fait reflet sensible d’un réel intransigeant qui se découpe dans l’objectif.

Tout est suspendu à ce « clic » recherché dans l’azur d’un décor qui reste de marbre. Le vent lui-même se fait dompter par la quête du photographe. Des transparences se reflètent, se dédoublent et relancent par projection l’objet photographié.

Thierry joue de la platitude comme d’un paradoxe lui permettant de fendre l’armure d’une dimension sans relief pour créer un espace par lequel s’engouffre ses impressions.

 

La pudeur d’un visage à peine saisi, penché et rêveur, fait irruption dans ce monde où le minéral domine. Une juxtaposition impromptue déverse son flot inédit dans la rétine du spectateur.
L’histoire prend une autre tournure. La jeune personne ne fixe rien.

Il s’agit néanmoins du même cadrage à l’oeuvre, du même photographe qui géométrise toujours sa pensée et la végétation débridée qui l’accompagne. La rêveuse insolite se perd dans ses propres conjectures, incertaine du contexte qui ne la fige qu’en apparence. Elle est le porte-voix de l’artiste, au même titre qu’un arbre suspendu au-dessus de la mêlée des broussailles. Elle accuse la fragilité des existences. Elle se repait d’un mystère dont elle ne peut rien exprimer d’autre que sa propre présence. Sa chevelure berce l’instant sur le bord de la plage et rejoint la branche envolée. Une délicatesse traverse l’espace. D’un bout à l’autre, un envoûtement incompréhensible ravit l’œil.

 

Thierry nous offre la mesure de son intériorité sans autre explication. Il est le capteur insolite du monde qui l’entoure par la force des choses, mais dans lequel il choisit de ne rien montrer qui soit relié directement à son existence ou qui parle de lui. Il n’a pas d’autre masque que celui de ses émotions abritées au détour d’un rébus mathématique mis en image. Il choisit la distance pour s’exprimer. Il bâtit ses photos pour mieux s’abandonner à son imaginaire.

La pierre se fait sensuelle. L’angle remue. l’inerte bouge. La nature s’ébat. La lumière dévoile des états d’âme et l’insondable s’épaissit. Une vision se révèle.