La peinture d’Albertine Trichon

 

Dans l’œuvre d’Albertine Trichon, les premiers canaux peints ou dessinés apparaissent à la fin des années 2000. Et depuis, ils surgissent régulièrement dans son travail.

L’artiste emploie une variété de techniques pour traduire cette géographie : huile, aquarelle, gouache, tempera, acrylique.

 

Rien ne vient troubler les quais imperturbables et déserts, les eaux inertes et plates, balafrées par les reflets des bâtiments ou d’éléments incertains. Les personnages y sont quasiment inexistants et seuls quelques bateaux peuplent les lieux.

Les saisons défilent sans qu’il nous soit donné de les reconnaître explicitement. On peut imaginer un moment du printemps, une chaleur estivale un peu lourde, un froid piquant de novembre. Aucun indice de plus ne saurait nous renseigner, si ce n’est notre propre projection à vouloir conclure que telle toile fut achevée un matin de janvier ou à l’automne précédent. Ce n’est donc pas l’humeur du temps qui est traduite, ni celle de l’heure ou du jour, même si des vues nocturnes existent et que leur titre les explicite.

 

Les surfaces étales ou légèrement incurvées des péniches, des immeubles, des masses liquides se jaugent dans une presque immobilité interchangeable. La végétation se retrouve traitée de la même manière. La faveur pour une forme ou une autre n’est pas accordée et seul l’ensemble compte. C’est le lieu qui s’impose dans une projection globale qui annule l’importance des détails, sans les ignorer pour autant dans la seule construction de l’espace.

 

L’artiste est obsédée par le même endroit tout en le traduisant avec désinvolture. Ce qui tendrait à penser que le dit-endroit n’est qu’un prétexte pour peindre. Les perspectives peuvent se retrouver de guingois. Les péniches ont l’œil torve et leurs coques écrasent l’horizon. Les bittes d’amarrage se font champignon. Les architectures se touchent sans se comprendre. Les arbres persistent à pousser dans un environnement hostile. Les lumières sont vindicatives, criardes, lunaires ou fatiguées. Elles peuplent des rêves qui fardent la réalité d’un manteau imprévisible. Le vent s’est tu depuis longtemps et seules quelques automobiles le long des quais peuvent nous renseigner sur la présence d’un humain.

 

Une glaciation subite n’a pourtant pas figé définitivement le quartier du nord-est de Paris. Albertine y poursuit sa quête avec l’ardeur que les couleurs lui offrent. Les stridences se multiplient et s’invectivent. Elles perturbent l’œil qui voit les plans rester à leur place tout en bafouillant, un peu brouillés, déchus. Tout le bastringue du cercle chromatique est convoqué. Le jaune a pu avoir le dessus. Le rouge reprend de la vigueur. Le bleu crispe les eaux. Le vert cavale à la rencontre de ses cousins et déroule ses prétentions. La cohabitation accélère les frictions. Le pinceau d’Albertine marque les territoires au risque d’une rupture toujours possible. La tension s’accroît et l’équilibre ne se trouve qu’en le poussant à une sorte d’inertie ambiante, presque pétrifiée.

 

La bataille des couleurs décile les formes de leur signification première et les fait vaciller. Elles sont malmenées, agrippées par des taches qui les diluent, qui les déplument et les ébouillantent en les aplatissant, en recomposant leurs volumes. Chaque nouvelle version rajoute à la précédente l’exploration de ses émois colorés.

Le spectateur croit reconnaître un paysage familier avec des signes identifiables. Il se retrouve rapidement submergé par ces charges expressives qui se déploient dans une saturation contrôlée. L’énoncé des apparences lui échappe et sa perplexité grandit en même temps que son désir de comprendre. Les œuvres d’Albertine renferment en elles-mêmes une singularité inexpugnable.

 

L’artiste ne peint pas tous les canaux parisiens. Elle n’accorde son regard qu’au bassin de la Villette dont elle est la voisine. Le réel s’offre à quelques encablures de son logis, sans que le besoin ou l’envie se fasse sentir chez elle d’arpenter la suite en direction de la Bastille ou de remonter vers le nord et l’Ourcq voisin.

 

D’autre séries cohabitent au fil des ans, apparaissant, disparaissant, venant prêter main forte aux dits canaux parisiens dans un exploration géographique plus large. Les vacances grecques bercent les langueurs familiales au bord de la piscine, tandis qu’une végétation envahissante se découvre presque tropicale- Plantes, murs, pierres, eaux stagnantes, corps perdus dans le sommeil ou la contemplation du portable, pieds dans le sable, voyages africains- Albertine s’empare d’un quotidien aux latitudes évasées, choisissant égoïstement ce qui semble l’attirer à traduire par le dessin et la peinture.

Bien que la Grèce ou le Mozambique se situent loin de la France, c’est toujours la proximité qui la capte et la fait se mouvoir. L’élan créateur se nourrit du proche. Le charnel d’une présence peut ouvrir le désir à voir cette dernière se matérialiser sur la toile ou sur le papier. Le chemin intérieur ne croise pas un imaginaire déconnecté du contact physique avec la réalité. Le cercle n’est élargi qu’au voyage. La pièce du salon rejoint les quais de Maputo. La Grèce est à Paris et le Maroc dans les Cyclades.

On pourrait penser à Albert Marquet peignant de port en port et à tous ces peintres voyageurs qui, bien qu’à l’autre bout du monde, ne surent traduire que leurs émotions familières; fidèles en cela dans leur travail à un ressenti impérieux intraduisible par un autre. Mais ces émotions familières recherchées, captées, transfigurées témoignent toujours du lieu saisi et de son originalité, du fait même de la probité du peintre à son propre égard.

 

Albertine gambade dans son existence armée de ses pinceaux et publie ses états d’âme dans le reflet de son environnement. Elle écrit son journal de bord sans jamais rien révéler d’autre qu’une intimité formelle de l’espace représenté. Elle n’est bavarde qu’à l’encontre des éléments plastiques qui l’ont touchée. L’artiste apprend au contact de la réalité directe à fourbir ses outils. Elle sait qu’il lui faudra dépasser ce point de la stricte représentation pour trouver les pièces d’un langage qui forceront cette représentation à s’extraire d’elle-même à son tour.

 

« Agave » est un tableau de 2020 appartenant à la série « jungle ». l’acidité chaude de nombreuses toiles a fait place ici à une gamme froide. Les couleurs convergent à l’unisson des formes vers le milieu de la composition où trône la plante. Cette dernière se tient dans le prolongement d’un mur à gauche et en équilibre légèrement instable à droite, à la conjonction d’un talus de terre un peu nu. Une pierre devant, des petits buissons et des ramures autour, traités du vert clair au marron presque sombre, précisent d’autant plus le déploiement de l’agave qu’ils restent en retrait dans un halo formel qui les identifie pour ce qu’ils sont sans trop appuyer sur leur réalisme. L’agave exploite son avantage pour déplier ses langues tenaces et drues, un peu tombantes. Il verdit au diapason d’une lumière pâle en laissant respirer ses voisins.

Le réel est décrit, capturé pour ce qu’il est : une image d’un jardin probable et sa végétation, une plante particulièrement attirante de par sa forme et sa présence. C’est en soi banal et convenu. Albertine peint un endroit qu’elle a longuement observé et nous renvoie le trouble de ses émotions en tirant parti de son métier.

Elle réussit à subvertir ce qu’elle a vu en nous faisant admettre son existence. Elle énonce les pièges plastiques qu’elle a mis en place pour se donner les moyens de nous raconter une autre histoire à laquelle on est obligé de croire. La force de son image réside dans cette contradiction que le théâtre de la peinture permet : nous donner à voir le monde de telle façon qu’on puisse s’identifier à lui tout en maintenant une tension dans le corps de la peinture qui aura transmué la réalité.

Une poésie sourd comme un faisceau de signes et vient éclairer notre cortex d’une inquiétude indécise, prise entre deux feux.

 

L’agave, les quais, les piscines ; ces scènes picturales portent à notre connaissance la béance des habitudes, l’envers du décor, la fausse tranquillité, un subtil dérangement. Elles nous convainquent en surprenant le quotidien dans ses manifestations les plus simples, les plus dénuées d’action, à la limite de l’ennui. La touche nerveuse, colérique, les couleurs patibulaires, électriques brisent d’emblée l’harmonie un peu factice de ces scènes sans enjeu. La belle image se fracasse.

Albertine pare sa peinture des atours vitaux qui la traversent et la font exister face au monde. Elle communique sa véhémence avec une verve qui balaye les faux-semblants.

 

Ses toiles procèdent d’une persistance artistique à tenter de déchiffrer le réel en s’y colletant directement, sans autre filtre que ce qui la ramène à elle-même pour espérer le comprendre. Qu’elle y puise la force de s’y projeter nous offre une palette d’effusions picturales constamment renouvelées.

 

Paris, mars 2022