Les peintures de Julie Rebecca Poulain

 

Julie Rebecca Poulain est installée à Rome depuis de nombreuses années. Elle conserve de ses racines parisiennes le sens des mots rattaché à la tentation de comprendre et d’expliciter ce qu’elle peint. Sa formation philosophique initiale lui a conservé ce goût, à moins que ce ne fut plus enfoui dans son passé et la mémoire transmise.

 

Sa plume suit son pinceau et tente de coller au plus prés de ses mouvements. Mais dans ses toiles, les mots fondent au contact de la fluidité de la matière. Des visages, des portraits de groupe, des paysages, des plans rapprochés de végétation se succèdent. Julie passe d’un motif à l’autre. Elle accumule des séries qui ne paraissent jamais closes.

 

Le réel se faufile par fragmentation, par prises de vue saisies au jugé d’un cadrage, par rapprochement dans le déboulé d’une émotion qui la fait choisir de traiter la chose ainsi. L’intention laisse place au jeu de la plastique. Les ondoiements de l’huile bercent le sujet initial et lui intiment le silence de la pose. Julie s’interroge dans l’expression de ce qu’elle cherche au moment même où son pinceau fait surgir les formes qui la hantent.

 

Des jus teintés d’ombre recouvrent. Des stridences relatives se parent de lumières assourdies. Les couleurs se font fuligineuses. Elles ne s’aguerrissent qu’au contact d’une végétation printanière, resserrée sur sa parure la plus délicate. Des bleus croupis n’affolent guère les rouges qui les accompagnent. Les marrons et les violets qui en résultent se toisent sans vainqueur. Tons sourds, grisaille émaciée, pourpres mâchés par des veines lugubres sans fard n’empêchent pas les formes de s’arrondir et de se révéler. Julie dépose ses coups de pinceau en laissant filer l’outil et en jouant sur sa trame. Elle le bride à d’autres moments en évacuant d’un seul geste la matière dosée. Elle reprend, tout en conservant une apparente légèreté dans le rendu final.

 

Ses figures regardent le spectateur, sourient à un objectif imaginaire. Elles se présentent souvent frontalement, comme les photos qui ornent les albums familiaux qu’on se transmet de génération en génération et dont la peintre a pu se servir. D’autres s’accrochent au premier plan désespérément, mais se voient rattrapées par des flaques de matières, des élongations flottantes aux lueurs ténues. Les yeux s’enfoncent et disparaissent presque, rabattus sous un coup de brosse aveuglant.

 

L’identité des modèles n’a plus d’importance et cède devant l’avancée du langage plastique. Dans les fulgurances qui se fixent et s’incorporent à l’espace, Julie noie le sujet au risque de le perdre. Elle ne peut se résoudre à figurer strictement. Le visage se dérobe, refuse de se tenir tranquille, défile sous ses multiples masques. Il se mesure à la peintre. Il taquine sa sensibilité et exacerbe ses projections. Il ne se rend pas à la tache qui l’asperge, qui le circonscrit, qui le démembre, qui le recompose. La forme figurée joue avec l’arrière-plan ou s’en détache. Des gris sombres, chauds, presque noirs creusent l’étendue devant laquelle Julie capture les parcelles d’une réalité.

 

Il ne reste alors qu’une expression, la peau d’un instant vécu, le détachement émondé d’un résidu corporel. Le pinceau n’a pas fouillé dans la chair du visage. Il a enlevé les strates inutiles, les couches sans intérêt, les détails trop pesants. Le halo de traces, indéfini, qui enveloppe ce même visage, suggère une vie cachée, un au-delà de la conscience, une existence disparue qui se perpétuerait. Comme un spectre égaré au plus profond du cerveau de l’artiste, l’image exhumée dirait la force de l’être à ne pas oublier. Julie dévoile la fragilité d’une apparition dans l’intimité de ses propres songes. Ses figures nous dévisagent sans nous voir. Elles dérivent dans un temps qui nous dépasse et convoquent notre mémoire en sachant combien il est vital de se souvenir.

 

C’est ce même élan qui perce les arachnéennes végétations que la peintre capture dans l’étalement des rameaux feuillus et des imbrications de branches. Avec elle, le visage de la nature se donne à voir dans un rapprochement de ses détails. Rien n’est omis pour tenter de suggérer les volumes, les interstices, les profondeurs et l’étoffe diaprée des replis cachés. Alors que les portraits se dévident de toute intrusion superfétatoire, l’abondance affleure dans les entrelacs arboricoles.

 

L’enregistrement des ébats de la nature invite la mémoire à distribuer toutes ses informations sans que ses propres filtres n’aient le désir d’en tarir la source. Une plénitude charnelle court le long des tiges aériennes de verdure et s’épanche jusqu’à la cime des feuilles. L’édifice ploie sous la splendeur des mille éclats de verts qui le criblent. Tout s’ébroue dans une vivacité repliée sur quelques arpents. Julie borde sa composition pour mieux l’étreindre. Elle se situe à la pointe d’un recoin et s’aventure peu à embrasser un plus vaste horizon.

 

Elle décrit au plus prés, dans ce qui, fouillé par ses yeux hypnotisés, lui renvoie les atours d’un mystère indiscernable. Un jardin enchanteur accueille sa vision et fait perdurer le rêve d’une compréhension du réel. Un jardin s’offre comme le papier froissé qu’on déplie, en espérant y trouver encore un cadeau oublié. Un jardin à la moiteur fraîche, où l’on enfile son gilet tout en se cachant du soleil. Un jardin aux ombres élargies, évasées jusqu’à l’étouffement, enserrant les féeries nocturnes de l’esprit sans jamais céder au cauchemar.

 

Les variations sur ce thème se poursuivent et la peintre pourvoie à en réinventer les formes. Ce n’est pas le cycle des saisons dont nous sommes gratifiés, mais plutôt le cycle des agencements rebattus et jamais recopiés de touches incohérentes en apparence, qui se rassemblent et créent l’espace. Julie s’abstrait du motif. Elle emprunte les aléas d’un chemin qui doit la mener à un langage personnel, tout en faisant perdurer le désir de se confronter à l’ampleur de la nature. Elle se sert de cette dernière pour explorer une autre facette de ses envies.

 

Temps du visage, du portrait, temps du feuillage et de son arborescence. Sans qu’il faille songer à les opposer, si tant est qu’ils font appel à des parts indépendantes d’une seule et même chose. Mais c’est à la peintre de discerner ce qui n’aurait peut-être pas plus d’importance que cela. Et demain, d’autres motifs s’emploieront à brouiller les cartes. Des motifs en rapport à ses origines, à sa volonté de ne pas oublier l’histoire ou à sa faculté à lier sur la toile ce qui a frappé son oeil. Les minuscules tableaux récemment montrés à Paris et datant des mêmes années font pencher le spectateur vers une ascèse lumineuse où tous les thèmes semblent permis.

 

Froide dans ses teintes, capiteuse dans son toucher, la peinture de Julie étale sa nonchalance dans sa sûreté à rendre visible ce qui demeure du miracle. Elle ordonnance l’inextricable. Son engagement arbore un classicisme qui se réinvente dans ses capacités picturales, imbriquées à l’unisson des angoisses et des impressions qui la fécondent. Le besoin de maîtriser son propos se heurte à un imaginaire plus impétueux. La trace s’imprime et se laisse glisser au point où l’ordre établi d’une convenance trop précise n’opère plus. Julie ne peut se fier à rien d’autre qu’à ce frisson qui la bouleverse face à la contemplation des êtres et des choses. Et ce faisant, elle envahit les cavernes de son esprit d’un flot vivant qui ramasse sur son passage les bouées du passé et les instances du jour pour fabriquer des images.

 

Hiver 2024