La peinture de Romain Théobald

 

Après une année préparatoire à l’Atelier Clouet, Romain Théobald a poursuivi sa formation à l’école des beaux-arts de Paris.

Depuis plus de vingt ans, il dessine et peint, agissant à la marge du monde de l’art, dans une relative solitude mais sans être coupé de ses contemporains avec lesquels il entretient un dialogue incessant. Sa curiosité pour le travail des autres se combine dans sa démarche artistique, qui mute et se réinvente à la faveur de sa propre vie. De Cézanne à Alberola, de la naissance de l’art moderne aux dérivations artistiques les plus récentes, le peintre ne cache pas ses emprunts et ses admirations.

 

On retrouve souvent, dans ses tableaux, des juxtapositions d’aplats de couleurs enserrés comme des signes incongrus et ouverts à toute capacité de compréhension narrative, sans que rien ne soit trop prononcé ni ne se substitue à la stricte délectation du regard.

L’auteur pose des rébus sur toile dont la signification ne se résout pas en équation conceptuelle, ni en bavardage complaisant au détriment des sens mis en exergue par la matière, sauf à se suffire de la seule surface des apparences.

Ces agencements ponctués de traces, affublés de corps étrangers tombés des mains du peintre sans qu’il semble s’en être donné la peine, se constituent en entités flottantes aux contours parfois flous et poreux. L’influence de la forme voisine perce la trame et se découvre elle-même visitée par sa consœur. Un patchwork dissolu, ramifié et sans armature trop appuyée secoue la vue par sa pétulance énergétique.

 

On pourrait reconnaître des lambeaux de réel dont le sens se fourvoie, pris dans une gangue picturale qui les piège. Une imprécision presque voulue rajoute à l’ensemble un sentiment d’échappée, une brouille muette qui décroise les significations et implique une errance de l’œil.

Le peintre aime la couleur et l’effet charnel de son application sur le support. Il ne calcule rien sans ce consentement à son tempérament qui lui dicte ses lâchers-prises dans la construction du tableau. Les couches et les représentations se rajoutent dans le prolongement des séances de travail et du temps suspendu.

 

Il appert qu’un imaginaire se construit depuis des années, de toile en toile, aux abords des effluves les plus bariolées que le cerveau du peintre charrie.

Romain est un passeur de mondes à l’affût des moindres craquements entendus sous ses pas. Il a l’oreille traînante et la vue intarissable. Une brusque accélération des événements, le chuintement d’un mot hors de son contexte, l’apathie feinte devant les nouvelles peuvent provoquer en lui l’afflux des impressions comme un appel aux images déjà travesties en propositions picturales.

Une série se fera jour, qui l’occupera obsessionnellement sans empêcher qu’une autre n’émerge un peu plus tard et ne se chevauche avec la précédente.

Des reprises, des ressorties anciennes, un accroissement imprévu s’entassent à l’entrée de l’atelier, piaffant à l’unisson du désir de l’artiste qui se laisse déborder. Les emboîtements se succèdent dans son intériorité touffue.

Les opercules éclatent en assemblées inédites dans les tréfonds du cortex et viennent se mouiller d’un doigt d’huile à la cime des pinceaux.

L’artifice et l’organique jouent les chefs d’orchestre dans les pulvérulences cimentées de songes et dans la tourbe irisée des étendues de matière. Un rien se fait grosseur formelle chantournée sur la toile comme un débris de météorite crevant la surface d’un champ à sa tombée.

Le trop-plein des émotions cherche son chemin en tentant de rendre intelligible la force de ses surgissements, à la limite d’une abstraction déréalisant ses objets.

 

Romain a peint et dessiné des meules. Il a fixé la rondeur d’une tache simple et plutôt plate qui s’est mise à déambuler, seule ou reproduite à plusieurs exemplaires, dans un aplat sombre envahissant le reste de la surface. Il a crée dans le même temps des dessins qui reprennent le sujet en faisant le lien entre le ciel et la terre, tendant à une harmonie graphique imprévue. Fusains, pastels, lavis légers s’entrechoquent, se mêlent et se recouvrent. Ils laissent derrière eux des traces qui se suivent et se perdent, s’arrêtent, se replient, s’allongent. La main de l’artiste grille la politesse de sa conscience et force le trait à restituer sa veine la plus sensible, le faisant baigner aux abords des pâtures aquatiques figées des lavis. Chaque dessin est une aventure où la meule, sujet de départ, s’est transformée et ne garde de son propre souvenir qu’une émulsion recomposée et simplifiée.

 

A leur suite, des ponts sont apparus qui se mirent dans une eau qui aurait la fugacité de l’air. Ils deviennent plats et sans objet et il ne reste d’eux qu’une stricte géométrie qui a fui les détails. Ils oublient qu’ils traversent des rivières et des fleuves et que les hommes les empruntent. Ils sont bâtis dans un format vertical et traînent dans leur sillage la vastitude de fonds inaccessibles. Romain les peint comme des ruines abandonnées, perdues dans la verdure et n’ayant plus le moindre attrait pour leur mission première. Ils dérivent à la lueur de son imagination et se retrouvent vêtus d’un manteau chamarré d accointances qui reflètent l’onde et sa transparence.

Les images d’anciennes représentations viennent à la rencontre de réminiscences plus profondes, enfouies à l’ombre des années passées et que chacun d’entre nous porte en lui. Les ponts de Romain se font alors passeurs de mémoire.

 

Une des séries les plus récentes a pour thème le rapport à la vue. L’artiste tente de transposer sur la toile les impressions visuelles de quelqu’un qui verrait moins, tout en percevant une part du réel sans savoir le définir. Il s’essaie à transcrire en peinture les visions d’une rétine qui regarde le vide. C’est l’occasion pour lui de jouer des empâtements légers et des élongations de matière pour formuler un espace abstrait, vibrionnant de taches déposées et verdoyantes, à la limite de bleutés adoucis par une lumière extérieure. Des jaunes vifs rehaussent l’ensemble et se procurent, d’une toile à l’autre, une sensation qui diffère à chaque fois. Des accords printaniers, des joutes vigoureuses entre forme et couleur décoiffent notre regard. Un ailleurs s’ouvre à la contemplation, sans qu’il nous soit donné de se référer à un quelconque réel. Le peintre dénoue les fils d’une histoire qu’il fabrique lui-même et qu’il ne comprendra qu’à l’aube d’une mise en forme sur son support. La rétine ne fut que prétexte à un voyage dans les méandres de la peinture. Et de ces méandres se pose toute la saveur incertaine du point de départ que le peintre s’est fixé sans la moindre assurance.

 

D’autres tableaux, des empoignades de couleurs, des signes singeant l’énergie d’un trait, des dérives plastiques sans boussole ciblent le spectateur. Ce n’est plus seulement la meule ou le pont, c’est la peinture qui se révèle comme variation de la nature dans sa totalité. Elle devient paysage à part entière, entité formelle sans attaches et se fond dans les traces du dit-paysage pour se substituer à lui. Elle acquiert son indépendance. C’est de cela qu’il est question dans ce pillage du réel que Romain affectionne. Il transforme les éléments qu’il a choisis en peignant un tableau où ils réapparaissent transfigurés par la matière. Entre temps, il a rêvé à un autre réel qui n’existe pas, mais qu’il tente d’atteindre.

Une dynamique propre à la peinture prend le dessus sur toute interprétation. L’image existe, faite d’un chaos qui coupe la parole à l’orée du mystère. Elle ne répond à rien d’autre qu’à l’énigme débattue dans l’inconscient de l’artiste. Elle se suffit à elle-même. Et c’est ce qui arrive même lorsque l’artiste se pose plus en phase avec l’actualité en peignant deux bandes de couleurs posées au sein d’une toile et symbolisant le drapeau ukrainien. Des nuées de bleu clair dispersées comme des gouttes en suspension recouvrent presque complètement l’entièreté de l’espace, grêlé par endroit de formes pierreuses légèrement cerclées de noir sur un fond gris beige incertain. Les trous d’obus de la guerre parsèment le champ du tableau de leur impact. La douceur ténue des teintes ne cache rien de la scène. Le symbole national nous rappelle à l’ordre. La tension qui s’instille dans le cerveau du spectateur à la prise de connaissance du sujet n’enlève rien à la délectation étrange que la peinture procure par son raffinement des usages de la matière et des couleurs. La série s’appelle Bakhmout.

 

Cette dernière aventure picturale se trouve entrecoupée par l’éclosion de petits papiers, petits cartons badigeonnés à la hâte ou tranquillement, et sur lesquels Romain a apposé des notes, des phrases, des maximes inventées ou recomposées à son goût, avec facétie. L’esprit de sérieux qui pourrait guetter se heurte à l’affabulation drolatique et volage du peintre. La détente, comme un pied de nez à la rigueur, vient chahuter sans ombrage la course insensée à la prochaine toile. Les nerfs se relâchent et se procurent un succédané de repos. Les petits papiers/cartons s’empilent. La texture continue à s’étaler. Les mots filent le parfait humour.

Comme tout bon peintre, l’auteur à besoin de respirer. Mais il ne peut s’empêcher de poursuivre ses marottes. L’éclat nacré de la tâche écoulée sur la surface préparée n’assouvit rien du pur bonheur qu’il y a à créer des images. Mais cet éclat est le même que celui qui s’insinue comme un éclair chimérique dans la profondeur impalpable de nos cellules, en miroir à la matière apparue. La traversée de la vie rayonne dans le corps qui devient une éponge empathique. Il s’enfle de tous ces événements en houles successives et continuelles qui feront le miel de l’artiste.

Romain n’aura jamais fini de reconfigurer les lois de la création en s’emparant par le plus grand des hasards des suites à donner à sa fringale. De futurs tableaux, indéchiffrables énigmes, sortiront de son atelier et rajouteront à notre attente l’excitation d’un dévoilement sans fin.